Pitch

Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

vendredi 5 août 2011

Consommations

J'écris cet article alors que la fête bat son plein à l'autre bout du village. J'entends vaguement la musique à travers mes écouteurs, écoutant une chanson de Regina Spektor, Samson. Je voudrais parler de consommation, car les Sirionos sont de gros consommateurs, donc participent activement au capitalisme. Un article de réflexion donc, témoin d'une semaine moins touristique que jamais. Cet article s'inscrit dans une série avec un premier sur la joie de vivre et un troisième sur la culture, plus ou moins.

On dirait qu'il se passe quelque chose (pour une fois, des gens !)
La première consommation, puisque j'en parle dans mon introduction est à la musique. Ils en écoutent quasiment tout le temps, beaucoup mais presque toujours les mêmes ritournelles. Plusieurs personnes dans le village possèdent des ordinateurs avec des logiciels de machine à clip faits pour les bars. Des logiciels dans lesquels il y a des centaines de clips, principalement en espagnol mais aussi quelques uns en anglais, peu. Aucun en français, j'ai parcouru la liste durant une soirée chez le voisin, qui aime bien le rock. Ce n'est pas le cas des autres qui écoutent surtout du rock latino dansant. Pas toujours désagréable mais ils écoutent la musique à un volume très élevé. C'est bien simple, en soirée il est complètement impossible de s'entendre. Et même quand un groupe vient, comme c'est le cas ce soir, il joue les mêmes classiques, rythmes principalement boliviens, dont quelques uns de la région même, où ressortent les noms des villes alentours. Certains écoutent en plus du rock chrétien, ce qui m'amène à la deuxième consommation.

Les Sirionos, au passé de nomade refusant la colonisation espagnol sont maintenant tous chrétiens. Leurs croyances tiennent une place importante dans leur vie. Il y a deux églises : l'historique en haut du village, fondée par l'Eglise Quadrangulaire, ou officiait un pasteur parlant siriono jusqu'à il y a six ans, aujourd'hui c'est une personne extérieure au village. La deuxième église est plus récente, et n'a même pas encore fini d'être construite. Elle est à l'entrée du village, en bois et en taule, plus grande que l'ancienne mais plus laide. Le prêtre est de l'Assemblée de Dieu et officie tous les soirs. Les gens y chantent et ondulent bizarrement de ce que j'ai pu voir. Dans l'autre il y a une messe le dimanche, appelée par du rock chrétien donc. Une des croyances dont on m'a parlé est que Jésus serait venu ici et aurait participé au peuplement de l'Amérique du Sud, les gens de la civilisation d'avant ayant tous été éliminés par le Déluge. La croyance ancienne des Sirionos paraît presque plus crédible (j'en parlerais dans un autre article). Tous ne vont pas à l'église, mais presque. Beaucoup font les bénédicités avant de manger mais pas mes hôtes heureusement. Les seuls qui manquent au culte sont les ivrognes.

Un arbre plein de mandarines !
La troisième consommation massive est celle d'alcool. La plupart des gens du village n'ont pas de travail et se débrouillent avec l'aide alimentaire fournie en échange d'un peu de travail collectif. Même ceux qui travaillent, comme le professeur de l'école qui est mon informateur principal, profitent des soirées et weekend pour se torcher la gueule. Et ils font pas ça gentiment. La plupart commencent à la bière, qui coûte relativement cher ici, la bouteille étant à un peu plus d'un euro. Parfois en la mélangent avec du Coca-Cola, ce qui est tout bonnement affreux. Après ça ils peuvent passer par la case Cuba Libre, du rhum mélangé là aussi avec du Coca, que je n'ai pas goûté mais qui est plutôt dosé gentiment, me semble-t-il. Certains préfèrent remplacer ces étapes par du vin blanc bolivien à 40° plutôt sympathique, notamment avec une tranche de citron, même si ça paraît étrange. Il peut aussi être consommé de la même façon que le whisky dans les soirées des jeunes français, entre deux verres de bière, en faisant tourner la bouteille. Dans ce cas là elle descend très vite et les têtes tournent immédiatement. La bouteille doit coûter assez cher mais je ne sais pas exactement. Quoi qu'il en soit, les vrais ivrognes, les borrachos comme on dit en espagnol, eux attaquent directement à l'eau de vie. Celle-ci est vendue en petit flacon de plastique et a une couleur toute à fait synthétique. Je n'ai pas goûté non plus mais c'est dosé à 45° et me semble tout à fait immonde. D'autant plus que c'est souvent consommé par des gens qui mâchouillent en plus de la coca, les deux se mélangeant dans leur bouche en une boule immonde qui leur déforme le visage et colore leurs lèvres d'un vert étrange. Les yeux quant à eux deviennent laiteux, comme si l'âme se noyait dans un bol de lait. Les gens ainsi agissent comme ce à quoi ils ressemblent : des zombies.

La dernière addiction dont je voudrais parler est celle à la viande, qui n'est pas d'origine humaine malgré ce que ma transition pourrait laisser penser. Depuis des années ils chassent, ayant troqués les arcs de leurs ancêtres pour des fusils. Une étude menée par une chercheuse bolivienne en 1991 a montré que leur consommation de viande était largement excessive par rapport à la biosphère locale. Ils en consomment trop mais surtout ils ne consomment que ça. Le riz qui accompagne toujours le morceau de viande est issu des rations humanitaires distribuées à tout le village et il n'y a aucune agriculture car aucune consommation de légumes. Les fruits, nombreux au village et dans ses alentours sont consommés localement mais aucun commerce n'en est fait et aucune nouvelle plantation n'est faite, toutes datent de la fondation de la mission religieuse. La consommation de viande entraîne aussi la présence de nombreux animaux dans le village, que les gens ne nourrissent pas directement, les laissant profiter des restes des repas, du surplus de riz et des os.

Non, ce n'est pas un vieux torchon.
Leur consommation de musique peut être vu comme une volonté de rattrapage de la culture majoritaire, de même que la consommation de télévision, naissante mais grandissante, avec plein de films de kung-fu et de romance à l'eau de rose. Les Sirionos ne peuvent pas développer une culture identitaire faute d'avoir des chants ou instruments traditionnels et ils se rabattent sur les productions des autres. Le seul du village qui possède une guitare l'utilise pour les chants de messe. Cette situation ne me semble cependant pas si éloignée de celle que nous vivons en Europe ou la grande majorité des gens consomment de la musique venant d'une culture étrangère à laquelle ils cherchent à s'identifier. La volonté créatrice est cependant moins atrophiée qu'ici, mais souffre par contre de l'influence culturelle en étant produite dans une langue étrangère.

La consommation de religion répond probablement également en partie au besoin d'intégration sociale mais pas seulement. Les gens se sentent redevable de l'église qui les a amenés vers la civilisation même si elle est responsable de leur déculturation. Ils ne se rendent pas compte que c'est à cause d'elle qu'ils ne parlent plus leur langue et ne connaissent plus les mythes de leurs ancêtres. Ceux qui passent toutes leurs soirées dans l'église de l'Assemblée de Dieu sont les plus atteints, palliant l'absence de lieu social par un ensemble de routine religieuse qui leur apporte un cadre de vie et probablement une impression de lien avec d'autres gens, alors qu'ils partagent tous un rapport faussé à la spiritualité, basé sur le paraître social et l'endoctrinement, non sur la réflexion et l'écoute de l'autre. En Europe aussi il y a sûrement un tel phénomène de consommation spirituelle et de dispersion dans des sectes mais j'avoue y être aussi étranger que possible donc ne pas pouvoir juger des proportions que ça prend.

La consommation d'alcool est probablement à imputer à l'absence de futur que ressentent la plupart des gens du village, les jeunes filles promises à un statut de mère dès la naissance ; les jeunes garçons perdant une année à l'armée et revenant sans espoir d'emploi au village. Tous bénéficient d'une éducation primaire dans le village et certains vont à l'université mais la plupart doivent arrêter pour s'occuper des enfants, en ayant très jeunes. Les plus âgés sombrent probablement par désespoir d'une vie qui n'apporte pas beaucoup de satisfaction mais aussi le plus souvent car ils se sentent inutiles à cause d'une blessure ou d'une maladie qui les handicapent, car les gens vieillissent plus vite dans les conditions sanitaires douteuses du village. Dans le cas du professeur avec qui je travaille, c'est aussi qu'il ressent une culpabilité de n'avoir pas transmis la langue de ses ancêtres à ses enfants. Il se rattrape en l'enseignant aux enfants à l'école mais sent bien que c'est en train de se perdre et je crois que ça l'affecte vraiment d'une manière très forte. Il a sûrement d'autres raisons de s'enivrer, comme la pression sociale, mais je crois son malaise une illustration d'une atteinte du processus de déculturation en cours. En Europe le phénomène est moins visible, les ivrognes ne déambulant pas dans les rues et n'étant pas connus de toute la communauté, mais il existe cependant, et s'amplifie avec l'évolution de la société. Du côté des jeunes pour la même raison qu'ici, la promesse d'un avenir noir sans pouvoir de décision sur celui-ci et avec la peur du spectre du chômage, chez les autres la non-concordance entre leur vie et leurs aspirations profondes ou l'absence de considération sociale dû à un métier dévalorisé. Les causes de malheur se ressemblent et leurs palliatifs sont bien les mêmes partout.

Une fleur sympathe pour ramener un peu de joie.
La consommation de viande n'apparaît d'abord que comme un problème environnemental mais c'est bien plus profond que ça. D'une part c'est un problème sanitaire, l'Homme n'étant pas fait pour manger de la viande (forme des dents, longueur du tube digestif), les gens sont souvent malades et se blindent de Coca pour arranger les choses, ce qui ne fait qu'empirer leur tour de taille. Leur poids augmente tandis que leur croissance est ralentie, les enfants n'étant que rarement plus grand que leurs parents. La conséquence sanitaire la plus visible est sur leurs dents, qui souffrent d'un manque d'apport de calcium et sont très abîmées, la plupart des gens n'en ayant plus sur tout l'avant de la bouche. Le second aspect du problème est l'inadéquation avec leur milieu naturel qui le détruit progressivement. De plus, ce régime alimentaire ne répond même pas à un impératif économique, les légumes étant accessibles sur les marchés de Trinidad, où tous se rendent régulièrement. Il n'y a juste aucune volonté de réduire la consommation animale et de forcer les enfants à manger des choses avec lesquelles ils ne peuvent pas jouer. Ajoutons quand même que les champs alentours sont loin d'être tous arables à cause des pluies diluviennes pendant presque la moitié de l'année et de la forte sécheresse durant l'autre moitié. Les Sirionos d'antan savaient néanmoins cultiver manioc, maïs et tabac, ce que ne font plus les Sirionos actuels, et certaines choses pourraient pousser, en faisant un petit effort...
En plaçant la viande au centre de l'alimentation, les Sirionos se privent de tout espoir d'arriver à une indépendance alimentaire. Je crois que cela vient d'une pensée que la viande est bonne pour la santé et qu'elle est un symbole de richesse. Ces deux idées, que l'on peut considérer comme un poids culturel, sont encore plus fortes qu'en Europe. De nôtre côté, la chasse a été troquée contre des usines à animaux où ils sont traités de manière abominables. Une partie de leur alimentation vient de champ qui pourraient être mis à profit pour de l'agriculture et produirait largement plus de nourriture. L'autre partie de leur alimentation est cause de maladie (pour les animaux comme pour nous). Le problème est donc bien différent mais d'un côté à l'autre de l'Océan, les problèmes alimentaires existent.

Dans l'état actuel de la situation, je vois les Sirionos comme des modèles de la détérioration entraînée par une application d'un capitalisme moderne plaçant comme valeur positive centrale la consommation en délaissant la production, jouant sur l'écart entre les deux pour enrichir les éleveurs qui viennent recruter des camionnettes de travailleurs désespérés quand ils le souhaitent. Les Sirionos ne paraissent pas malheureux de ses consommations mais ça m'attriste pour ma part de voir leur mode de vie, culturellement atrophié et spirituellement si peu conscient de leur impact naturel.
Mais peut-être tout cela ne devrait-il pas tant m'impressionner, qu'il se déroule sensiblement la même chose à grande échelle à travers toute l'Europe...

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