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Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

jeudi 9 décembre 2021

Repenser sa méthode avec du recul

Bonjour,

J'ajoute ce billet à ce blog pourtant terminé depuis longtemps. J'ai pu repenser ces derniers jours au travail mené à l'époque. Pour résumer ce qui s'est passé entre 2015 et 2021 : le projet de documentation est terminé et l'archive est complète en ligne, mais par contre je n'ai pas terminé la thèse. J'ai trouvé un autre travail, qui est celui de chef de projet du Dictionnaire des francophones. Un projet tout aussi concret mais destiné à ma communauté d'origine.

À l'occasion d'un séminaire organisé par d'anciens collègues linguistes, j'ai réunis quelques réflexions sur la fabrication de dictionnaires et les défis que cela représente, surtout pour une personne seule. Je pars de quelques constats, reprends les connaissances acquises par la formation en science du langage, présente d'autres compétences à développer pour faire un bon dictionnaire et termine avec des pistes pour les acquérir et une bibliographie express. C'est sous forme de listes à point, alors tout n'est pas explicite et ça manque d'exemples, mais je ne pense pas transformer ça en un format plus développé plus tard, alors je le livre ainsi. N'hésitez pas à me contacter si ces réflexions vous intéressent.

J'ai développé à nouveau ces idées dans une conférence enregistrées à Lyon le 7 octobre 2022.

Constats d’une tendance dans la production de dictionnaires par des linguistes de terrain

  • L’important c’est le système, les dictionnaires sont des sous-produits.
  • Manque de temps et de soutien technique pour faire plus qu’une liste des entrées identifiées dans le corpus collecté pour la grammaire.
  • La communauté n’est impliquée qu’à la marge dans la production de matériel pour elle et ses besoins sont mal identifiés (priorités politiques ? besoins pédagogiques ? importance identitaire ?).
  • Attester de l’existence et non décrire le sens précis (par exemple : plante sp.), distinguer les mots mais pas les comprendre. Pourtant, une glose n'est pas une définition.
 

Compétences utiles pour faire un dictionnaire acquises durant une formation en sciences du langage

  • phonétique/phonologie : savoir écrire la langue (et encore, en s'appuyant sur l'existant et en concertation avec la communauté pour aller plutôt vers une représentation phonétique ou plutôt phonologique)
  • morphosyntaxe : identification des classe de mots et catégories secondaires (transitivité, sous-classes de noms), description des paradigmes flexionnels et des variations orthographiques
  • sémantique/lexicologie : identification des sèmes, des contextes d’usage, des domaines techniques
  • sociolinguistique : identification des dialectes, des registres, des argots, des contraintes culturelles liées à certains termes (tabous, générolectes, termes affectueux, vulgarité, termes sacrés), des emprunts en cours d’assimilation
  • linguistique historique : rédaction encyclopédique des notices étymologiques
  • méthodes de terrain : collecte d’information par entretiens et avec stimuli, langage naturel, corpus archivés, éthique de terrain


Compétences non acquises dans une formation en sciences du langage et utiles pour faire un dictionnaire

  • informatique : outil de gestion de données de terrain (FLEx), clavier adapté pour écrire la langue, outillage lowtech utilisable en lien avec des approches sans technologie
  • technique : utilisation de micros et caméras, enregistrement en milieu bruyant, édition vidéo ou audio des captations (nettoyage, montage, habillage)
  • édition : mise en page adaptée, police claire selon les caractères locaux mais aussi économe en encre, contrainte de qualité d'impression selon les moyens disponibles, gestion des coûts, connaissance de la chaîne éditoriale pour produire des formats standards exploitables sous plusieurs formats (numériques, en ligne, imprimés)
  • lexicographie : exemples naturels pertinents, réseaux sémantiques culturellement pertinents, marques lexicographiques de domaines et autres : connotation, temporalité, fréquence, etc.
  • dictionnairique : mise en page correspondant aux habitudes culturelles pour les dictionnaires, priorisation de l'information afin de réduire le volume de l'ouvrage (gestion des renvois, abréviations, tables synthétiques, contenus illustrés), stylage harmonieux pour la priorisation des informations majeures 
  • pédagogique : vulgarisation du métalangage, paratexte explicatif adapté au lectorat, compléments permettant l’usage du dictionnaire pour l’enseignement, accompagnement à l’usage dans la durée
  • ergonomie : circuit de navigation dans l'information, connexion avec les autres outils sur la langue, indication de l’ordre alphabétique
  • démarche inspirée du design : analyse des besoins des usagers sur l’outil pour son amélioration successive (observation des usages, parangonnage, questionnaires, etc.), sélection des mots à expliciter davantage ou illustrer en priorité
  • approches collaboratives : intégration de la communauté dans la production, démarche collective cumulative, formation par les co-descripteurs de la langue (par le faire)
  • sciences de l'information : organisation des connaissances, outillage numérique de requête, mise en accès pour d’autres exploitations des données recueillies (interopérabilité)
  • droit d’auteur et droit des bases de données : réutilisation de contenus déjà produits, licence sur le document produit pour faciliter sa circulation, protection des données personnelles sur les participants
  • sociologie : l’objet dictionnaire dans son environnement culturel, utilisations identitaires et politiques
  • langues étrangères : dictionnaire bilingue ou trilingue incluant du vocabulaire précis dans plusieurs langues de travail
  • cartographie : représentation des aires d’usage, identification du territoire et des topolectes traditionnels
  • archivistique : fouille dans des archives avant et pendant le terrain, conservation des documents produits, dépôt légal et auprès des bonnes autorités pour sa médiation future, accès aux réimpressions pour la communauté
  • valorisation : édition ou réédition augmentée de travaux issus de la communauté ou de documentations précédentes, production documentaire vers l’extérieur (reportage audio, carnet de bord, documentaire vidéo)


+ des connaissances sur le monde

  • Anthropologie pour les termes liés à la famille
  • Astronomie pour les noms des étoiles
  • Botanique pour les noms des plantes
  • Géographie pour les milieux naturels
  • Médecine/Anatomie pour les maladies, parties du corps, soins
  • Zoologie pour les animaux

 

Stratégies pour faire de meilleurs dictionnaires

  • Lectures théoriques sur la lexicographie dans le cadre de la documentation de la langue
  • Lecture de compte-rendu de projets de documentation ou discussion avec des collègues sur leurs rendus à la communauté
  • Participation à des formations, workshop, journées d’étude ou colloques sur les méthodes de terrain. Par exemple la formation donnée chaque année par le LLACAN.
  • Discussion avec la communauté et intégration de leurs compétences là où il y a des manques
  • Formation par la réalisation de formats courts :
    • listes thématiques (thésaurus) de la maison, de la chasse, du maraîchage, des vêtements, de la vaisselle,
    • vocabulaires structurés et visuels : schéma botanique, vocabulaire du corps humain, calendrier culturel, calendrier des fruits de saison, carte du territoire, nuancier des couleurs identifiées
    • matériel pédagogique, par exemple par copie de fiches pédagogiques de FLE ou autre langue avec vocabulaire initial dans la langue
    • mini-site internet pour écouter des listes de mots, etc.
  • Lectures diverses sur les compétences transversales : introductions, ouvrages de références, MOOC ou tutos YouTube
  • Se rapprocher des réseaux pros associés aux linguistes, en ligne, ou connus de la communauté (radio locale, journaux, écrivains/écrivaines)
  • Pour les connaissances du monde, utilisez Wikipédia sur le terrain : noms scientifiques et vernaculaires, photographies et même de l’aide (Quelle est cette plante ?)

 

Lire plus loin

  •     William Frawley, Kenneth C. Hill & Pamela Munro, 2002, Making Dictionaries, Preserving Indigenous Languages of the Americas. University of California Press.
  •     Deborah Hill, 2012, One Community's Post-Conflict Response to a Dictionary Project. Language Documentation & Conservation. Vol. 6: 273-281. https://scholarspace.manoa.hawaii.edu/handle/10125/4554
  •     Elizaveta Kotorova & Andrey Nefedov, 2019, "Preserving Endangered Knowledge in a Dictionary: The Case of Ket." Anthropological Linguistics 61, no. 1, 103-113. doi:10.1353/anl.2019.0012.
  •     Wesley Y. Leonard & Erin Haynes. 2010. Making “collaboration” collaborative: An examination of perspectives that frame linguistic field research. Language Documentation & Conservation 4. 269-293. http://hdl.handle.net/10125/4482
  •     Ulrike Mosel, 2004, Dictionary making in endangered speech communities. Language, documentation and description, 2 : 39–54.
  •     Paul Newman, 2007. Copyright essentials for linguists. Language Documentation & Conservation 1(1):28–43. http://hdl.handle.net/10125/1724
  •     Kenneth L. Rehg, 2018, Compiling dictionaries of endangered languages. The Oxford Handbook of Endangered Languages, 305.
  •     Russell H. Bernard, 2012, "Language preservation and publishing" In Indigenous Literacies in the Americas: Language Planning from the Bottom up edited by Nancy H. Hornberger, 139-156. Berlin, Boston: De Gruyter Mouton. https://doi.org/10.1515/9783110814798.139
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