Pitch

Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

dimanche 20 novembre 2011

Récit au long cours

Coucou, me revoilà !
Et non, je ne suis pas retourné en Bolivie, mais la Bolivie m'a rattrapé récemment, et je me suis dit que j'allais vous en parler ! Bon, rattraper, c'est peut-être pas le mot le plus correct, vu qu'elle ne m'a jamais quitté, mais cette fois, j'en ai parlé sérieusement, pour de vrai, à des gens.

En fait, le huit novembre, j'ai donné un cours à Grenoble. Sur invitation d'une prof que j'avais eu, et qui m'avait motivé à partir pour Lyon, donc un peu la personne grâce à qui j'ai fait tout ça. J'ai donc pu intervenir face à un amphithéâtre géant, devant un parterre de presque vingt-cinq étudiants de troisième année de Licence. Des étudiants de presque mon âge donc, ou en tout cas, dans une classe que j'ai quitté il y a à peine deux ans.

C'était émouvant de revenir dans cette université où j'ai passé tellement de temps, seul, avec des amis, en cours, à camper, à visiter la nuit en cachette, à manger des sandwichs à la dinde, à lire, à glander en salle info, à bloquer... Cinq ans de ma vie mine de rien. Et là, je ne venais pas en touriste, mais bien pour parler de ma spécialité, de mon voyage et des données que j'ai pu ramener ! En plus j'ai pu voir des amis, mon ancien colloc, Franck que vous avez pu croiser dans les commentaires de ce blog, une copine dont le voyage au Canada est raconté sur un blog dont vous pouvez trouver le lien sur le côté et en super-bonus un copain zanarkandien, du forum que je fréquente depuis bientôt neuf ans (wah).

Bon, ce cours c'était quoi alors ? Et bien, d'abord j'ai présenté la linguistique de terrain, en explication que ça ressemblait un peu à de l'enquête policière. C'est un peu comme les Experts, vous voyez l'idée ? Ahah, et oui, j'suis partis là-dessus. C'était rigolo. Après ça, j'ai expliqué un peu mieux dans le détail en quoi avait consisté mon voyage, en détaillant les étapes et en présentant les Sirionos. Des choses que vous connaissez déjà un peu, mais de façon plus carrées et moins rigolotes. Tout ça m'a pris presque une heure, ce qui était juste ce que j'avais prévu. J'allais passer à la partie Travaux Pratiques pour les étudiants, histoire de les faire bosser, mais quand je les ai prévenu de ça, ça les a réveillés (il était 11h environ) et ils ont posés quelques questions, ce qui était très bien. J'ai pu préciser un ou deux trucs que j'avais oublié et voir qu'en fait, ça avait l'air de les intéresser. Ouf.

La deuxième partie était une étude de cas sur le pluriel en Siriono ! Et oui, un sujet que je maîtrisais bien, puisque je l'ai déjà un peu étudié l'an dernier et que j'avais donc quelques infos là-dessus. Je leur ai donc présenté un peu les concepts principaux, qu'ils avaient déjà vu dans un cours précédent, donc qu'ils étaient censés connaître, normalement. Ils ont pu les réutiliser ensuite donc ça a plutôt bien marché. En suite j'ai sortis le gros morceau, le truc intéressant que je voulais leur montrer : deux séries d'éléments pour exprimer la quantité, deux séries complétement différentes !

Normalement, ça n'arrive pas, puisque ça fait partie du système de la langue, de sa grammaire, et du coup, j'ai interrogé d'abord les étudiants sur les raisons qui pouvaient amené à cette dichotomie. Et ouf encore, ils ont proposé plein de choses ! J'comptais sur eux, parce que sinon, c'était un peu laborieux et pas très rigolo. La première chose qui vient à l'esprit est qu'il s'agit d'une variante dialectale, c'est à dire que c'est différent car parlé à un endroit différent. Et en effet, un des informateurs venait de Ngirai, l'autre d'Ibiato. Cependant, je vous en ai déjà parlé, les deux communautés ne sont pas vraiment très différentes, les gens de l'une venant de l'autre. Un autre facteur intéressant est l'âge des locuteurs, et il est effectivement différent. On peut regarder aussi leur sexe, identique, deux hommes, et leur métier, qui est assez différent. En fait, ces critères ne permettent pas vraiment de trancher. Plus intéressant est le fait que le père de l'un des deux informateurs est d'une autre ethnie ! Sa version de la langue pourrait alors être influencée par celle que parlait son père.

Mais tout ça, c'est du sociolinguistique, et ça ne suffit pas, donc on plonge dans la linguistique et on regarde dans le détail. Et pour ça, on regarde deux choses : d'autres systèmes de la langue et les autres langues proches. Un autre système rigolo est celui des numéros (1, 2, 3,...) qui est différent d'un locuteur à l'autre. Ca a beaucoup étonné les étudiants quand je leur ai expliqué que c'est parce qu'antan il n'existait que les numéros pour "un" et "plus de un", les autres étant des inventions individuelles nées des sollicitations extérieures, d'une sorte de frustration de trouver sa langue inférieure à celle de l'autre. Inventions ? Oui oui, on peut utiliser ce mot, bien qu'en linguistique on préfère celui d'innovation, moins connoté négativement.

On a regardé ensuite les pronoms personnels, pour en retrouver un qui est aussi dans les numéros et ensuite les autres langues de la famille, dans le passé (on parle de diachronie) et dans le présent (synchronie). Le tout nous a permis de conclure que la version de Mario ressemble davantage à celle des autres langues et utilise des éléments qui paraissent plus Siriono donc pourrait être plus conservatrice. Celle de Nataniel est en revanche plus innovante, avec probablement des emprunts au guarani.

Ce qui était intéressant, en guise de conclusion, est que la version la moins "pure" est celle qu'enseigne l'instituteur du village aux enfants, et donc la nouvelle norme de la langue. Celle-ci a donc évolué en faisant un soubresaut, dû à un nombre très faible de locuteurs, qui a systématisé un élément qui n'était pas utilisé du tout avant.

Ça a très bien marché. Mon exposé a duré juste le temps qu'il fallait et les étudiants ont semblé intéressé. Ils ont bien participé et la prof était contente de tout ça. Ce fut une très bonne expérience pour moi et j'espère que ça pourra se refaire à l'occasion. Et que j'serais pas trop stressé pour mon premier vrai cours qui aura peut-être lieu dans pas si longtemps ! Mais ça, nous le découvrirons ensemble !

Voilà voilà ! Ah, j'oubliais, comme j'ai fais une jolie présentation, vous pouvez y jeter un oeil et retrouver tout ça ici : Présentation !

J'espère vous revoir bientôt en vrai, et vous dit peut-être à un de ces jours pour un nouvel article sur ce journal de bord !