Pitch

Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

samedi 7 septembre 2013

Intégration


J'espère que vous avez des mains pour vous accrocher, car ce message s'annonce très long ! Je pars sur un petit résumé de mon boulot en Bolivie puis vous détaille la semaine passée et les diverses évolutions dans la perception qu'ont les gens de ce que je fais. Pour illustrer tout ça je vous propose des images tirées d'un petit film que j'ai fais en voyageant sur le toit d'un camion entre les deux villages siriono, Ngirai - Pata de Águila, dont j'avais parlé il y a deux ans et Ibiato, dont j'ai déjà parlé à plusieurs reprises.
Ngirai, avec l'école au fond, et à droite, une maison en brique en construction.
Je suis en Bolivie depuis bientôt quatre mois avec deux missions complémentaires : étudier la langue siriono pour écrire une grammaire ; documenter la culture siriono en filmant des histoires racontées dans la langue. Le premier aspect est pour l'université, pour écrire ma thèse de doctorat, pour laquelle j'ai une allocation doctorale mensuelle. Le second pan est une obligation que j'ai contracté vis à vis de la fondation qui finance mes expéditions en Bolivie. Ils me donnent de l'argent pour le matériel vidéo que j'utilise, les billets d'avions, mon pain quotidien et l'argent que je donne à mes collaborateurs. En théorie, je n'ai pas à toucher à ma paye quand je suis en Bolivie. Mais dans les faits, c'est beaucoup plus compliqué. Je dois m'intégrer dans une communauté, faire accepter ma présence et mon projet.
La piste qui part,...
Je dois donc gérer au quotidien les sollicitations financières et les négociations sur ce que je peux apporter à la communauté. Je viens pour eux, pour aider leur communauté à ne pas perdre leur culture. Mais quelle valeur peut-on donner à la culture quand les gens vivent dans la misère ? N'y a-t-il pas en même temps à leur apporter de l'aide humanitaire ? C'est une question complexe, sur laquelle j'essaye d'avancer en suivant mon éthique personnelle. Je suis partis de quelques principes de base, notamment que ma présence ne change pas de manière notable la vie de certains au détriment d'autres. Je paye ceux qui m'aident, mais je ne leur donne pas des milles et des cents. Je paye environ 1,10 euros pour une heure d’enregistrement de vidéo et 2,20 euros pour une heure d'étude de la langue, qui demande beaucoup plus de concentration et de motivation.
...qui file à travers la jungle.
Par chance, j'ai trouvé une personne excellente pour m'aider à faire l'étude des vidéos et c'est surtout ça que j'ai fais jusque là. Hugo est un homme génial. Il doit avoir autour de cinquante ans je crois. Lorsqu'il était jeune, sa famille l'a confié à un éleveur pour qu'il paye son éducation en échange de travail à la ferme. Il a été envoyé ensuite dans un institut où il a suivis des cours pour devenir enseignant ou avocat. Il n'a pas terminé la partie pour l'enseignement à cause d'un mouvement politique (marche indigène, j'en ai déjà parlé) qui l'a vu être nommé président des Siriono. Il s'est retrouvé chef de tout son groupe alors qu'il était encore jeune. Puis il s'est marié, a eu cinq enfants, dont un qui est mort car sa mère lui a donné un aliment prohibé par un tabou traditionnel. Il a été élu représentant des Siriono au niveau départemental puis vice-président de la coordination départementale, remplaçant même le président pendant un mois où il était hospitalisé. A la même époque, il jouait dans l'équipe de foot du village, qui gagnait tous les matchs de la région en jouant pieds nus. Il a siégé quelques temps dans un tribunal également, et si il va chercher quelques papiers à divers endroits, il pourrait être avocat. Il est finalement revenu au village, tandis que sa femme le quittait pour un autre. Il a été choisis comme représentant légal du village, responsable de tout un tas de choses, même si il préfère aujourd'hui s'éloigner un peu de ses responsabilités qui l'oblige en tant que chef à prendre soin de tous, dépensant jusqu'au dernier denier pour les autres et vivant finalement dans une cabane assez misérable.
Le soir tombe, et c'est un autre endroit de la piste, malgré que ça paraisse identique.
Petit à petit, au fur et à mesure de nos collaborations, il s'est rendu compte qu'il connaissait bien sa langue mais qu'elle était également intéressante comme objet en soit, comme valeur culturelle mais aussi comme objet culturel. Il ne m'a jamais aidé pour l'argent, contrairement à beaucoup d'autres, mais d'abord parce qu'il avait la responsabilité de vérifier que mon travail soit correct, qu'il soit bien fait. Il a ensuite continué parce que ça l'intéressait. Ce que raconte les autres dans les vidéos que je fais, il le sait, mais il est content de le travailler dans le détail, pour le garder sous la langue ensuite et le retravailler pour le raconter à son tour. Il veut devenir professeur de langue à l'école maintenant. Il a l'impression de se former en même temps qu'il me forme, que l'on est dans un exercice gagnant-gagnant. Et c'est vraiment très agréable. Du coup, j'ai beaucoup bossé avec lui, comptant d'abord les heures sérieusement puis arrondissant allègrement, lui filant des bonus et des cadeaux quand je peux. Pour son anniversaire, je lui ai acheté de jolis bottines en cuir à vingt euros, il en est tout fier. C'est un type avec qui j'adore discuter et qui me manquera certainement à mon départ.
La piste traverse un temps la plaine.
Bon, du coup, j'ai passé la majeure partie de mon temps de travail avec lui, me concentrant sur le premier objectif, l'étude de la langue. J'avais enregistré en novembre-décembre environ six heures de vidéos et nous en avons étudié quatre heures et demi. J'ai réalisé début septembre que c'est excellent, j'ai de la matière pour mon temps en France et j'ai bien avancé sur les objectifs que je me suis fixé pour ma bourse de terrain. Pour la fondation, je dois rendre vingt heures de vidéos, dont au moins cinq heures transcrites, c'est à dire avec ce qui est dit noté dans la langue et traduit. J'ai donc bien avancé !
Une plaine inondée pendant la moitié de l'année, où restent quelques trous d'eau.
Mais par contre, je n'ai pas avancé pour l'enregistrement de vidéos. Et début septembre j'ai décidé de remédier à ce problème en me focalisant sur ce point, que j'avais volontairement laissé de côté. Et j'ai bien fait. D'une part car je comprends maintenant mieux la langue, pouvant comprendre une partie des histoires que je filme, discuter du sujet avant qu'ils ne commencent, répondre à quelques questions. Et d'autres part parce que je suis maintenant bien mieux intégré dans le village. Dès mes premiers pas, il y a plus de deux ans, on m'a envoyé voir l'ancien du village, Don Bixente. Et dès le départ, il a été réticent vis-à-vis de ce que je lui proposais et même presque hostile à mon encontre. Il avait l'impression que je venais voler ses connaissances pour les revendre à l'étranger et gagner de l'argent. Il était prêt à me vendre quelques histoires, mais en espagnol, pas dans sa langue, puisqu'il pensait que personne n'était intéressé par la langue, que plus personne ne voulait la parler. J'ai tenté de discuter avec lui plusieurs fois, mais j'avais du mal à tenir la conversation, parce qu'il est très ancien, parle avec difficulté et ne comprend pas toujours ce que je dis. Et aussi parce qu'il est très difficile de défendre son intégrité quand on fait quelque chose qui paraît désintéressé, quelque chose dont on ne retire pas en premier lieu un bénéfice financier.
Plusieurs types de végétation différents, mais je ne sais pas si ça se voit bien.
Finalement, il a accepté que je vienne le voir avec ma caméra grâce au travail de fond qu'a fait Hugo avec lui. Il va le voir tous les jours depuis des années, et ces derniers mois il lui a raconté ce que nous étions en train de faire, les avancées mais aussi les erreurs dans les enregistrements des autres, les imprécisions qu'il aurait voulu voir corrigé, les sujets dont il est persuadé que l'ancien est le meilleur pour ça. Et à force de discussion, il m'a donc invité à aller le voir. J'étais très honoré, parce que c'est pour moi une sorte de haute reconnaissance de mon intégration dans le village et une preuve pour tous que ce que je fais à une valeur pour eux, que je ne suis pas un exploiteur. Bon, il reste encore deux vieux réticents, qui considèrent que je ne les paye pas assez pour que ça les intéresse. Mais j'ai bon espoir, à mon retour l'an prochain, ils auront entendu parler de ce que je fais par tout le monde, ils auront peut-être même vu les copies des vidéos que je grave à tour de bras. Peut-être alors accepteront-ils de me raconter quelques histoires. En fait, ce n'est pas important pour mon étude linguistique, ce n'est pas important pour l'archive que je dois faire pour mon mécène. C'est important pour la communauté, uniquement pour eux. Mais ça serait néanmoins un échec personnel si je termine ce projet sans leurs visions de l'histoire, sans avoir toutes les pièces du puzzle.
Il avait plut dans l'après midi, le camion ralentissait quand c'était trop boueux.
Je suis donc allé chez le vieil homme et il m'a raconté une petite dizaine d'histoires courtes, des enregistrements succincts, précis, sans répétitions ni digressions. Des bulles magnifiques, de courtes plongées dans sa culture, parfaite pour montrer aux enfants qui se lasseraient de vidéos plus longues, et parfaites pour l'étude, parce qu'une vidéo de cinq minutes c'est environ trois heures de travail. Même si le temps diminue et varie selon le rythme du récit, ça reste un boulot long. Et c'est démotivant de se dire qu'on attaque une vidéo de vingt minutes qui nous durera deux semaines. J'en ai déjà fait trois comme ça, j'en ai encore une à terminer, et c'est moins motivant, parce que l'on a pas de vision globale du récit. Ce fut donc un grand moment pour moi. D'autant plus qu'il termine en me disant que lorsqu'il reçoit une machette, il est content, que ce soit une grande machette ou une petite, parce que la personne n'a pas pu lui offrir une plus grande, c'est le geste qui compte. Une comparaison bien agréable à entendre. J'ai donc compté très largement les heures passées avec lui au moment de rédiger le reçu que je dois leur faire.
L'embranchement pour Ibiato, à gauche ou pour continuer vers Casarabe.
J'ai décidé ensuite de me rendre à l'autre village, où plusieurs personnes m'attendaient pour être enregistrés, après que je les eut enregistré une première fois il y a deux ans. Un couple dont l'homme est tout à fait désagréable mais un très bon locuteur. Le problème est sa référence constante à Dieu et son misérabilisme qui le fait me courir après dix fois pour obtenir une petite pièce. C'est un petit peu ça qui a tant retardé mon voyage à l'autre village, qui dure une bonne demie heure en moto. Par chance, réunion d'urgence là-bas mardi, et j'y vais donc, emportant ma caméra. Comme d'habitude, la réunion prend du retard, commence à 16h alors qu'elle était annoncé le matin et je ne fais donc pas d'enregistrements. Je reviens avec un camion à bois et en profite pour grimper sur la cabine avant et filmer le trajet à la Mad Max, ce qui illustre ce texte.
Le chemin d'Ibiato, qui était plus large il y a deux ans, lorsqu'il était tout neuf.
Je demande alors à mon copain taxi de passer me prendre à 7h le lendemain pour aller à mon rendez-vous avec Mario (j'utilise même pas de pseudo, leurs prénoms sont rigolos, non ?). Il passe me dire qu'il doit voir quelqu'un dans le village et finalement il ne revient qu'à 9h...heure à laquelle Mario m'avait dit qu'il irait chercher du bois si il ne me voyait pas venir, pour ne pas perdre sa journée. Je décide donc de ne pas y aller, d'autant plus que Hugo arrive, très motivé pour bosser avec moi. On s'assoit, l'allume mon ordinateur, il me dit que l'ancien voudrait enregistrer d'autres vidéos, j'éteins mon ordinateur. Il enregistre quelques vidéos en me regardant fixement, parlant à la caméra puis nous convenons de changer un peu le format pour que ce soit plus vivant, en filmant l'ancien avec mon collègue qui lui posera des questions et le relancera. Nous nous installons à l'intérieur pour réduire le bruit causé par le vent, et ça donne des enregistrements excellents, parmi mes meilleurs.
Il tourne pas mal, revenant vers Casarabe, contournant un marais.
L'ancien me dit qu'il voudrait aussi me raconter et chanter ce qui se dit lorsque les Siriono boivent ensemble, mais que pour ça, ben, il faut boire. Nous en discutons un moment. La veille au soir, mon hôte m'a dit que se serait l'anniversaire de Bixente. Je me dis donc que pour cette fois, je vais faire une entorse à ma règle de ne jamais acheter d'alcool et accepter d'offrir une cagette (14 bouteilles de 60cl, environ 9 litres de bière tropicale, 20 euros) et de trinquer tous les trois l'après midi. Sur le chemin pour rentrer manger je demande à mon collègue quel âge ça va lui faire. Il me répond deux ans et je réalise soudain que ça sera l'anniversaire du petit à qui on a donné le même prénom que son grand père, et non du grand père ! Et cet anniversaire est reporté au lendemain, faute d'organisation...Je fais un aller-retour à Casarabe en moto (environ 1h) pour aller chercher ça, j'en profite pour acheter des pommes, parce que c'est bien de manger des pommes.
Voilà le projet de plantation de bananes plantains qui s'étend de part et d'autre du chemin.
Je tente de me reposer un peu puis nous nous retrouvons pour trinquer et partager des bonnes histoires. L'ambiance est amicale, sympathique, posée. Je n'impose aucun enregistrement, attendant leur demande. Hugo ne perd pas le nord et régulièrement propose à l'ancien de raconter ça pour la caméra, parce que ça l'intéresse vivement. La femme de l'ancien nous rejoins un moment, ils chantent quelques chants traditionnels puis ils sont trop saoul pour enregistrer davantage, et il commence à faire sombre. Nous continuons jusqu'à 20h environ, pour terminer la cagette. J'ai abandonné en cours de route, pour rester sobre mais mon collègue finira, comme bien trop souvent, complètement bourré. L'an dernier, l'histoire en ville, c'était avec lui, si vous vous souvenez.
Et on arrive vers le village, avec les premières maisons.
Un bilan glorieux pour une journée qui avait mal commencée. Mais je ne décourage pas d'aller à l'autre village et je demande au taxi de repasser le lendemain, bien à l'heure cette fois. Et effectivement, il me tire du lit à 7h30. Je me lève frais comme un gardon, enfile un sweat parce que le fond de l'air est frais et hop, en moto. Je retrouve Mario et sa femme, ils remercient le seigneur pour ma venue et nous enregistrons. Autre style, ils font des vidéos à tour de rôles, parlant à chaque fois pendant longtemps. Particulièrement lui, allant même jusqu'à me faire une vidéo de quarante minutes que je n'étudierai pas, c'est sûr ! Leurs façons de parler sont intéressantes néanmoins. Je n'apprends pas grand chose de nouveau dans le fond mais ils utilisent certaines expressions que les autres n'utilisent pas trop, donc c'est bien pour mon étude.
D'autres maisons, bâties assez espacées, comme si il s'agissait d'un lotissement.
Le problème est que dans l'autre village, il n'y a pas l'électricité et ma batterie de ma caméra se décharge petit à petit. D'autant plus qu'ils réclament de regarder leurs enregistrements à chaque fois. Vers midi, la batterie est à plat, et c'est là qu'arrive mon hôte d'Ibiato, venu vendre des glaces et inquiet pour moi ! Il me sauve d'une longue discussion sur la misère et l'aide que je vais leur apporter, même si Mario vient me siffler sur le chemin du départ. Je lui promets de revenir le lendemain et file pour arriver à l'anniversaire du petit Bixente où je suis de corvée de photos.
Arrivée au village, avec en bleu céleste, l'église de l'Assemblée de Dieu, une des deux églises du village.
J'y retourne effectivement le lendemain matin, après avoir attendu une heure le taxi. J'y vais cette fois avec mon collègue et nous allons d'abord voir une autre femme qui nous conte deux histoires d'un quart d'heure chacune puis nous propose de revenir une autre fois, ayant d'autres choses à faire de sa journée. Nous allons alors chez Mario et Mery, sa femme, pour enregistrer des histoires de 11h à 15h environ. Je les paye cette fois puis nous rentrons à Ibiato manger et nous reposer.
Terrain de foot, ancienne piste d’atterrissage, prochainement réaménagée en place, un nouveau terrain de foot devant être construit ailleurs.



Finalement, j'ai commencé ce billet par des explications très générales pour vous détailler ensuite quelques jours sur le terrain, comme un vrai journal intime. Je ne sais pas si ça sera intéressant à lire pour vous, mais pour moi, ces jours-ci sont parmi les meilleurs, les plus pêchus et les plus enrichissants. J'espère que ça va continuer ainsi jusqu'à mon départ du village, le 22 septembre. Je pars avec un peu d'avance vers Santa Cruz pour être sûr de ne pas rater mon avion qui décolle le 26, arrive en France le 27 à 19h40. Mais je ne compte pas les jours, je profite du présent, de ma nouvelle maison et des gens que je côtoie, à qui je change la vie, et qui changent la mienne. Mais de ça, je parlerai une autre fois ! De même que mon expédition au rio Cocharca ce samedi, à la recherche des tortues !

3 commentaires:

  1. Super intéressant, ton journal, continue ! On comprend mieux comment tu travailles et quelles stratégies tu dois déployer pour aboutir. On perçoit aussi à quel point c'est enrichissant sur tous les plans... et combien la métaphore de la route est parlante !
    Philippe

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  2. ON RESTE... sur notre faim,
    car à la fin,
    on veut connaitre la suite du chemin
    Ça sera pt'être demain ?
    Ou un autre matin....
    Merci Noé.....
    L'histoire de la machette, arrive d'un coup comme ça et je n'ai pas saisie le pourquoi et le comment ? Tu me diras ça un jour...

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  3. L'histoire de la machette c'est que peu importe la taille du cadeau, c'est l'intention qui compte. L'ancien me disait que si il reçoit une machette il est content, que ce soit une machette hors de prix ou une machette à bas prix parce que celui qui lui offre n'a pas beaucoup d'argent, il sera content de recevoir quelque chose.

    Merci pour les commentaires ! La suite viendra plus tard, quand je trouverai un peu de temps pour le blog, je bosse avec acharnement ces jours-ci !

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