J'écris le récit de mes
derniers jours en Bolivie depuis l'aéroport de Madrid, car il m'a
été impossible de l'écrire quand j'étais encore là-bas, tant
j'ai été occupé. J'ai moins de temps à attendre que les autres
années pour monter dans l'avion qui me ramènera sur mon sol natal,
mais je crains que ça ne m'empêche pas d'écrire un très long
message, ou deux, pour ne pas trop vous ennuyer.
Je vais commencer ce
récit au week-end du 14-15 septembre où sont venus quelques
pasteurs de La Paz dans le village d'Ibiato et terminer au dimanche
matin, jour de mon départ du village. La présence des pasteurs
visait à conclure une opération de réfection de l'église
historique du village, qui tombe en ruine faute d'entretien. Et ils
sont convaincus que c'est grâce à moi que cela pourra se faire,
m'étant très reconnaissant. Qu'ai-je fais de si incroyable ?
J'ai filmé l'église et pris quelques photos des murs délabrés
pour les envoyer aux pontes de l'église. J'ai aussi aidé à écrire
une lettre de sollicitude aux bons Samaritains pour qu'ils aident,
utilisant mes incroyables connaissances en traitement de texte. En
gros ça m'a pris trois heures et la paroisse m'en est très
reconnaissante.
Le plafond de l'entrée. |
Ce même week-end est
arrivé un peu par hasard un duo polonais de voyageurs cinéastes.
Ils ont reçus de leur ministère de la culture une bourse pour
acheter un camion au Mexique et prendre la route du sud. Après dix
mois de voyages, ils arrivent à Ibiato. Je suis content d'avoir un
peu de compagnie, et nous échangeons de la musique et des images.
Ils veulent aller chasser, et par chance, un vieux du village vient
me voir pour me proposer de le filmer le lendemain. Je lui propose
donc d'aller à la chasse. Il accepte à condition qu'ils aillent
acheter des munitions, des cigarettes et de la coca. Ils sont en
manque de clopes et vont donc faire un aller-retour au village d'à
côté en acheter.
Lundi je suis donc allé
à la chasse avec deux polonais, deux sirionos (un autre plus jeune
nous accompagne), deux fusils, deux appareils photos et ma caméra. Nous avons marché un long moment
sans voir un animal, passant par les trous d'eau où ils ont
l'habitude d'aller boire en saison sèche. Il a plut deux jours avant
et il y a des flaques un peu partout, ce qui n'aide pas. Finalement,
nous apercevons un coati roux dans les fourrés. Le jeune ajuste son
tir mais manque sa cible. Il le guette un moment puis tire encore,
sans que la balle ne parte. Son fusil s'est enraillé et il ne
fonctionnera plus de la journée, ce qui me va plutôt bien. Je ne
tenais pas trop à voir mourir des animaux. Un peu plus loin, je
perds de vue l'avant du groupe et reste perdu un moment avec un de
deux polonais. Nous discutons en attendant les autres, incapables de
les retrouver. Finalement, nous retournons ensemble guetter au bord
d'un point d'eau. Le coin est magnifique mais l'attente inutile, les
deux seuls oiseaux qui passent bénéficient de l'arme enraillée. Un
peu affamé, je me décide à goûter la coca, qu'ils gardent dans la
bouche depuis le matin. Bon ben, ce n'est pas exceptionnel, mais
effectivement, ça coupe la faim et ça donne de l'énergie, ce qui
me servira plus tard.
Tirer sur un animal ou tirer le portrait, chacun sa lubie. |
Retour au camion, que nous avions laissé dans un ravin sur le bas-côté. L'arbre entre les roues avant est en dessous
du niveau du chemin et il bloque la remontée du camion. Nous
tentons de creuser avec les machettes, ce qui marche bien mais ne
permet pas de sortir. Les deux polonais pensent qu'il est nécessaire
d'appeler un tracteur ou une camionnette pour nous sortir de là.
J'épuise mon crédit en vain. Les deux chasseurs décident d'aller
chasser encore un peu dans la nuit qui tombe rapidement. Je me repose
un moment dans le camion tandis qu'un polonais grimpe sur le toit du
camion et prends des photos de la lune qui jongle avec les nuages. Il
reste un bon quart d'heure, à prendre une photo toute les quatre
secondes, manuellement, pour finalement que ça compose un film de
quelques secondes. Il en est très content, une de ces meilleurs
images. Je me lasse d'attendre et propose de creuser encore et
d'utiliser le cric pour faire un caillebotis avec des troncs d'arbre
tombés. Nous nous affairons à la lumière de la pleine lune et
réussissons finalement à sortir le camion du ravin. Retour au
village en joie, après un passage par le village voisin pour acheter
quelques bières et des cigarettes.
Guetter est ce qu'ils considèrent comme chasser. |
Le lendemain, alors que
partent les polonais, j'avais prévu d'aller à l'autre village
siriono, Ngirai – Pata de Aguila. Le ciel est nuageux et j'annule
finalement mon voyage, car les enregistrements vidéos sans soleil
sont tristes, et que le son du vent gâche souvent l'audio. Je passe
une excellente journée à travailler avec Hugo, malgré trois
interruptions. Une sollicitation de l'église par le biais du
pasteur, qui voulait que je copie un film qu'avait les samaritains de
passage au village ce jour là, et que je filme leur proposition pour
l'église le soir même dans l'église. Une nomination des sportif,
comme parrain pour les shorts et chaussettes de l'équipe de foot du
village, qui va participer à un championnat départemental
prochainement. Et enfin, les enfants du village, ou plutôt leurs
parents, qui m'invitent à un anniversaire pour prendre des photos.
Malgré tout ça, j'arrive à étudier trois vidéos intéressantes
et à apprendre comment on dit « copain » de manière
interjective dans la langue, je veux dire, pas la forme « un
copain de ma soeur » mais « comment ça va, copain ? ».
Il m'aura fallu deux ans d'études pour finalement l'entendre dans un
enregistrement, et mon informateur a réalisé qu'il l'avait oublié.
Une séance de travail typique avec Hugo. Photo par Szimon, un des deux polonais. |
Le lendemain, le temps
est gris à nouveau et je décide d'avancer mon ultime voyage à
Trinidad pour rentabiliser la journée. Le taxi se remplis et nous
partons à l'aube, à dix dans une camionnette. Le chauffeur,
Bladimir, s'endort dans une ligne droite et la voiture glisse jusqu'à
un étang où elle plonge jusqu'à la moitié du moteur. Nous sortons
par l'autre côté et attendons sur la route que passe un tracteur.
Par chance, très vite passent les bons samaritains qui appellent un
copain qui vient avec un pick-up et aide le taxi à sortir son
véhicule de la boue.
Je passe une journée de
folie à Trinidad, réglant une douzaine de choses que je dois faire
avant de partir, notamment récupérer à la poste un colis d'Aurore
qui s'avère être un sympathique puzzle-cube à la Rubik. Je passe à
la douane payer une partie de l'amende que je dois payer à cause de
mon temps de présence en Bolivie, qui dépasse le visa touristique.
Je mange une dernière fois du pacu en cebiche, une préparation de
poisson froid au citron à se damner. J'achète aussi à boire pour
ma soirée de départ d'Ibiato. Le retour au village ne se fait pas
simplement cette fois-ci, nous ratons le dernier taxi et sommes
obligés d'aller au village d'à côté et de terminer en moto.
Et oui, c'est le printemps qui arrive ! Au fond, une voiture qu'ils désossent petit à petit. |
J'arrive à jeudi, ou
j'avais prévu d'aller à Ngirai, même si le temps n'est toujours
pas génial. J'y suis allé pas mal de fois finalement, sur ces trois
dernières semaines et c'est presque exclusivement là-bas que j'ai
réalisé mes enregistrements vidéos. Je revois Doña Mery qui
m'appelle Jakwanindou (je francise l'orthographe, ils écriraient
nyakanindu), le jeune, en siriono. Nous enregistrons une bonne
petite heure puis nous sommes happés par une commission qui va
observer l'occupation d'une partie du territoire Siriono par un
fermier. Je les accompagne pour faire quelques images qui leurs
serviront comme témoin d'un vol de plusieurs hectares. Retour au
village en début d'après midi, où j'enregistre encore quelques
histoires puis des discussions de groupe, ce que je n'ai pas encore
trop fait mais qui amène des données linguistiques intéressantes.
Nous poursuivons ensuite la discussion autour d'une bière, pour
fêter mon départ du village. Ils sont très émus, et reconnaissant
pour ce que l'on a fait ensemble. Pas vraiment pour l'argent que je
leur ai donné, qui est assez peu finalement, que pour le sentiment
de compter. Je donne de l'importance à ce que leurs voisins et leurs
enfants mésestiment et c'est ça le plus important finalement. En
écoutant des vieilles chansons dont la fin manque, une femme
d'une cinquantaine d'année a eut des larmes aux yeux, réalisant
qu'elle n'était pas capable de compléter la chanson, et que
peut-être, personne ne pourrait le faire. Avec ma présence au
village, ils ont réalisé que leur culture se perd.
Les enfants se montrent parfois intéressés par les enregistrements réalisés. |
Je crois en fait que le
fait de considérer que la langue est partie de la culture est une
vision occidentale. La langue d'un groupe humain évolue avec les
contacts et de nombreux groupes ont changés de langue au cours de
l'histoire. Ce qui change aujourd'hui, c'est la possibilité
technique de conserver des parties de ces langues, des fragments. On
tente de patrimonialiser, non de conserver mais d'inscrire la
trajectoire humaine dans des archives. Pour les histoires
traditionnelles, ça marche parfois, comme pour le patrimoine russe
par exemple, ou des frères Grimm, mais pour une langue ? Quand
un groupe humaine décide de changer de moyen de communication,
est-il souhaitable d'archiver sa langue ? De rendre accessible
aux futures générations l'identité de leurs parents ? Ou,
quand c'est possible, est-il mieux de remettre la langue en usage, de
développer le bilinguisme entre une langue liée à l'économie
mondialisée et une langue liée à la culture et à la tradition ?
J'ai quelques réponses, bien sûr, mais je pose ces questions pour
vous, donc n'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez par
rapport à votre vécu.
Les terres Sirionos volées par un fermier de la région (jusqu'aux arbres). |
Le vendredi, j'ai encore
enregistré de nouvelles histoires, le matin avec le chasseur du
lundi, l'après midi avec l'ancien du village qui m'a finalement
accepté. Le pasteur du village m'a invité à manger à midi pour
inaugurer la cocotte minute qu'ils venaient d'acheter. Une journée
studieuse mais bien agréable, car beaucoup de choses ont pu se
terminer. Je n'ai pas rangé ma caméra pour autant. Le samedi matin
est venu un couple que je n'avais pas encore pu enregistrer, malgré
qu'ils parlent très bien la langue et qu'elle fut présidente de
l'organisation des femmes du village durant la première marche
indigène (j'ai parlé de ça il y a quelques temps). Nous avons
beaucoup discuté avant d'enregistrer, pour clarifier l'objectif de
mes enregistrements, ce que j'ai fais jusque là et comment ils
pourraient participer. Nous avons ensuite fait de bien bons
enregistrements jusqu'à midi. Un repas simple, mes hôtes ayant
passé une bonne partie de la matinée à préparer du gâteau et une
boisson à base de maïs cuit pour ma soirée de départ. Je me
repose une petite heure puis retourne voir l'ancien du village qui
veut conclure ses enregistrements. Il me chante quelques nouvelles
chansons traditionnelles que j'enregistre avec grand plaisir. Je
compte mentalement le temps qui s'ajoute à ce que j'ai déjà. Je
sens que je dépasse les 19 heures d'enregistrement, sans atteindre
les 20. En même temps, c'est l'objectif que j'ai proposé à la
bourse qui finance mon voyage, pour la fin de mes trois ans d'étude.
Je leur ai dis aussi qu'il y aurait au moins 5 heures élicités,
étudiées, et ça, je l'ai fais. C'étaient des objectifs à
accomplir en trois ans, j'ai pris pas mal d'avance de ce côté là,
ce qui est très bon. Par contre, pour l'étude de ces données, il
me reste beaucoup à faire.
Une séance d'enregistrement dans ma maison, dont le mur du fond a enfin été mis en place. |
Je range finalement ma
caméra, que je sortirai une ultime fois le lendemain, pour prendre
une photo de l'équipe de foot du village en tenue, prêts pour le
championnat. Nous nous installons ensuite devant ma maison, pour
faire une petite soirée tranquille. En même temps se fait un
anniversaire qui a attiré plus de monde que ma soirée de départ,
ce qui était très bien, puisque je n'ai vu que les gens que
j'aimais bien, et non pas tout le village. Plusieurs personnes ont
dit des choses très émouvantes. J'étais fier de ce qu'ils me
disaient, content de voir que ce que j'ai fais ces derniers mois à
servis, et triste de partir. J'ai remercié les gens, surtout Hugo,
mon collaborateur, qui est une personne que j'apprécie énormément,
malgré sa propension à l'ivrognerie. Je refusais qu'il se saoule ce
soir là et j'avais donc acheté uniquement du cidre, pour trinquer.
J'avais trouvé aussi du curieux cidre de fraise et du doux cidre
d'abricot, plutôt bons. J'avais aussi acheté du Sprite, ce qui les
changeaient un peu du Coca Cola. Mon hôte avait préparé de la
viande avec du riz, comme d'habitude. Par manque d'organisation, ils
n'ont pas pu trouver de manioc au dernier moment et ont raté les
chasseurs qui revenaient de la chasse. Peu m'importait, en fait,
c'était tranquille et ça m'allait bien. Le président du territoire
est passé un moment, complètement ivre. J'ai attendu qu'il reparte
pour proposer aux derniers lurons présents de goûter de ma
bouteille secrète. J'avais prévu une petite bouteille de mezcal,
Gusano Rojo, qui porte bien son nom puisqu'au fond de cette
spécialité mexicaine reposait un vers. Je leur ai fais découvrir
la manière de boire à l'occidental (je ne sais pas d'où ça
vient ?) en mélangeant avec de la limonade (ici du Sprite) et
en frappant le verre avant de boire la mousse. Du coup, nous ne nous
sommes pas saoulés et la dernière tournée, à guetter dans quel
verre allait tomber le vers, était mémorable.
La fête dans ma maison, avec à gauche Fernando (mon hôte), Erik (de l'histoire avec l'anneau), Hugo, Ezequiel (le pasteur), moi, Bela (la femme du pasteur), la voisine, plusieurs personnes avec qui j'ai enregistré et enfin, l'ancien du village. |
Je me suis réveillé à
l'aube, ayant pris le rythme bolivien, et j'ai balayé les restes de
la fête devant ma maison. J'ai ensuite fais mes deux sacs, avec la
crainte de ne pas pouvoir les fermer, obligé de laisser plusieurs
vieux t-shirt et chaussettes trouées. J'ai pu les peser et voir que
je pouvais y faire rentrer mon hamac finalement, en plus de mon
charango. J'ai nettoyé ma chambre, qui servira pour un des deux
enfants et je me suis préparé au départ. Un départ qui ne se
passa absolument pas comme prévu, ce que je vous raconterai dans un
prochain message, celui-ci étant déjà bien long !
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