Pitch

Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

samedi 4 juin 2011

Pourquoi le siriono ?

C'est une question intéressante et je me suis dit que vous vous la posez peut-être. Je vais donc tâcher d'y répondre !

Les Siriono ont une histoire assez peu grandiloquente. Ils chassaient et récoltaient des fruits sauvages tranquillement avant que les fanatiques religieux ne viennent tenter de les évangéliser. Pendant plusieurs siècles ils refusèrent et devinrent nomades afin de fuir le parasitisme civilisationnel.  Vivant alors chichement, ils rencontrèrent les autres ethnies et commercèrent sans doute avec eux. Une question vient immédiatement à l'esprit pour ce peuple qui ne laisse pas de ruines derrière eux : d'où viennent-ils ?

L'étude de leur langue permet de tisser des liens entre les ethnies. Une ethnie se définit par sa langue et sa culture. La première partie est teintée de la seconde et l'étude des deux est nécessaire. La comparaison entre les langues est cependant plus rigoureuse que celle entre les cultures. On connait depuis assez longtemps les langues de la côte Est du Brésil et il semblerait que le siriono y soit apparenté. De là à penser qu'ils viendraient de là, ce serait aller trop vite ! Chaque rencontre avec une autre ethnie entraîne l'appropriation de certains mots, et il est ainsi possible de retracer les périodes d'acquisitions de certaines techniques de manufacture ou d'agriculture en fonction du mot utilisé ! C'est aussi le cas en français qui pique les mots nouveaux aux gens qui les utilisent, en les déformant pour les adapter à leur prononciation.
On a donc là une première motivation à connaître la langue des Siriono : comprendre l'Histoire et les mouvements de population !

Une seconde motivation est le fait que cette langue est en danger. L'Humanité parle actuellement plus de six mille langues et chacune est une vision du monde particulière, avec des connaissances spéciales et une partie de l'Histoire. La connaissance de la pensée humaine et de ce qu'il est possible ou nécessaire d'utiliser pour communiquer passe par l'étude des diverses langues. Il se trouve que pendant des siècles, les seules langues étudiées ont été les langues européennes et qu'on a du coup considéré beaucoup de choses universelles alors que ce n'est pas du tout le cas. Ne serait-ce que la distinction entre sujet et verbe qui n'existe pas dans plusieurs langues. Ou encore la conjonction de coordination et dont les Siriono se sont passés pendant des siècles !

La langue siriono est particulièrement en danger car elle n'est parlée que par peu d'individus qui sont particulièrement pauvres et qui ne transmettent plus leur langue au profit de l'espagnol. Il existe différentes raisons qui peuvent pousser les gens à abandonner leur langue pour une autre ou des parents à ne pas transmettre leur langue. Sur les six milles langues du monde, on estime qu'à la fin du siècle la moitié se seront éteintes. Des centaines de cultures perdues et avec elles, des milliers de savoirs. Le siriono en fera probablement partie et il faut l'étudier avant que ce ne soit complétement le cas.

Il se trouve que les Siriono ne sont pas honteux de leur culture, et ils ont bien raison. Ils se sont donc battus pour récupérer leurs terres et ont une véritable volonté de continuer à parler leur langue. C'est une partie d'eux-mêmes et c'est une volonté politique qui bénéficiera de l'aide d'une bonne description de la langue. L'étude de leur langue pourra donc servir leurs revendications ethniques et ça c'est bien !

Il y a déjà eu des travaux entrepris auprès les Sirionós. Je ne m'attarderai pas sur les anthropologues, dont Holmberg qui publia en 1950 un bouquin d'où sont tirées les illustrations de cet article. Ah si, quand même, je me dois de citer Zulema Lehm qui est sociologue en Bolivie et qui a publié un essai sur les Siriono assez incroyable et que je lis en ce moment-même.

Revenons aux linguistes et commençons avec les religieux puisqu'ils étaient là d'abord. Le premier fut le père Schermair qui passa plusieurs années avec les Siriono et rédigea un épais (et peu digeste) dictionnaire Sirionó-Espagnol (1957), un dictionnaire Espagnol-Sirionó (1962) ainsi qu'un recueil de textes avec des bouts de Bible dedans (1963). Après lui, un couple de missionnaires envoyés par le Summer Institute of Linguistic (SIL, responsable du site ethnologue.com) vinrent pour traduire la Bible. Ils passèrent plusieurs années dans le village qu'avait fondé Schermair et d'autres religieux et participèrent à une école bilingue siriono et espagnol. Ses textes sont nombreux mais son analyse principale utilise une approche théorique particulière qui le rend totalement opaque (la tagmémique). Voici une page qui vous en donnera un bon aperçu !

 La même année, un linguiste commença à s'intéresser à la langue mais son analyse est jugée erronée par ceux qui l'ont suivi et je n'ai pas encore pu mettre la main dessus. On est en 1965 et il s'appelle Firestone, un nom qui sent le caoutchouc brûlant.

On passe trois décennies pour arriver en 1995. A cette date, le gouvernement de Bolivie décide de rendre officielles 37 langues du pays. Pour ce faire, il fait appel à des linguistes afin d'organiser une campagne de création d'alphabets. Oui, ils considéraient qu'une langue n'existait pas sans alphabet, ce qui est complétement faux. Plusieurs langues avaient déjà été écrites par des missionnaires et il s'agissait de corriger quelques erreurs et d'uniformiser tout ça. Ce sera l'occasion par exemple de supprimer de pas mal de langues la variation écrite entre c et qu selon la voyelle qui suit. Hop là, on passe à la lettre k de façon systématique. Pour ce projet est contactée notamment une linguiste qui a travaillé auparavant au Guatemala sur une langue maya puis pour l'UNESCO sur la définition des langues en danger. Elle enseigne alors à l'Université de Lyon et entraine ces étudiants avec elle. C'est ainsi que s'est monté le projet d'étudier plus avant les langues de cette région du monde.

Mais continuons sur le siriono puisque c'est le sujet de cet article. On arrive au tournant du siècle avant qu'une linguiste ne s'intéresse à la prononciation d'une voyelle du siriono. Elle publie alors un article (Crowhurst, 2000) sur la question. Un spécialiste de la région se replonge alors dans les écrits du père Schermair (Dietrich, 2002) puis c'est un étudiant allemand qui consacre son Master à l'étude des verbes du siriono. Il ne se rend pas sur place mais travaille à partir des données recueillies par les précédents. J'avoue ne pas encore m'être penché sur les travaux de Hemmauer bien qu'il eut fait l'effort de les traduire en anglais (2007).

Enfin, pour conclure cet état de l'art (c'est comme ça qu'on appelle l'ensemble des travaux précédents sur une question), je parlerais de l'article d'Östen Dahl, linguiste suédois qui a choisis de présenter cette langue dans une encyclopédie consacrée aux langues de Bolivie. Il est allé sur place quelques jours en 2008 et en a retiré de quoi vérifier un peu les travaux précédents. Sa présentation, que l'on appelle en anglais grammatical sketch, n'est pas encore parue mais j'ai pu la lire et c'est intéressant, bien que très synthétique.

Ces derniers paragraphes étaient un peu longs mais nécessaires afin de montrer que cette langue n'est pas totalement inconnue. Vous vous demandez alors ce qu'il manque sur elle ? Et bien, c'est que la théorie a bien évolué et les méthodes d'analyse également. Les études passées étaient très influencées par la langue de la personne qui étudiait alors que l'on apprend maintenant à s'en défaire au maximum. Le but n'était par ailleurs pas tant de comprendre la langue dans ses détails que d'être capable de traduire la Bible. Enfin, la découverte de phénomènes nouveaux dans d'autres langues permet de les retrouver dans celle-ci et d'analyser de façon plus fine le fonctionnement de la langue.

Je comptais encore écrire un petit paragraphe sur les spécificités de cette langue mais je me rends compte que cet article est déjà particulièrement long. Je vous proposerais donc ça plus tard !

Avant de se quitter résumons les principaux arguments qui amènent à l'analyse du siriono ! Il apparaît que la connaissance d'une langue permet une meilleure connaissance de l'Histoire et du fonctionnement humain. Cette langue-ci est en danger de n'être plus parlée d'ici quelques générations et ce qu'elle pourrait apporter risquerait d'être perdu à jamais. La communauté qui parle cette langue est pourtant intéressée pour la conserver et ferait bon usage d'un travail scientifique sur la langue. Un travail qui a déjà partiellement été fait et nécessiterait une réanalyse à l'aune des dernières découvertes linguistiques.

L'aventure ne fait que commencer !

3 commentaires:

  1. génial! C'est super intéressant, merci pour cette présentation! ça a vraiment l'air passionnant ce que tu fais bravo!

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  2. diable intéressant, comme toujours ^^

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  3. Je ne fais que seconder mes prédécesseurs ... Merci pour ces explications incroyables et passionnantes !

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