Pitch

Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

mardi 21 mai 2013

Transmissions

 J'ai retrouvé les Siriono depuis une semaine et je vais donc vous tenir au courant de ce que j'ai fais pendant ce temps là. Je suis arrivé à Trinidad lundi dernier, après une courte nuit en bus. Le pays est en grève depuis bientôt quinze jours, avec des blocages sévères à l'entrée des villes qui bloquent complètement l'économie. La raison de cette grève ? Les gens veulent une retraite plus digne, qui atteigne 70 ou 100% du dernier salaire perçu. Pendant ce temps, Evo Morales, le président actuel, plutôt de gauche, se dit qu'il pourrait peut-être démissionner maintenant pour organiser de nouvelles élections et pouvoir se présenter une troisième fois, trichant avec les règles républicaines empêchant de se représenter après deux mandats complets. C'est assez moche, mais jusque là, j'ai plutôt bien réussi à louvoyer avec ça. Mon objectif étant de ne pas donner mon opinion politique, pour ne pas braquer de gens contre moi.
La place centrale de Pompeya, dont l'aménagement n'était pas terminé en décembre.
J'ai dû rester à Trinidad jusqu'à vendredi, en partie à cause des blocages et parce que j'étais contraint de suivre les horaires de mes hôtes. J'ai donc dépensé plein d'argent, à la demande de la famille qui m'héberge et pour aménager ma chambre. Mes hôtes s'appellent Fernando et Gladys, ils ont une maison à Ibiato où je suis chaque année et en plus, ils louent une maison à Trinidad depuis peu. J'ai donc deux chambres, et j'ai commencé par aménager la première. J'ai acheté un hamac pour moi, un pour eux puis du bois pour faire des étagères, une pour moi, une pour eux. J'ai aussi acheté un modem-usb qui se connecte sur les ondes des téléphones portables, en 4G...ou 2G selon la qualité du réseau. En tout cas ça fonctionne plutôt pas mal puisque je peux me connecter depuis le village !
Mes hôtes, après un pique macho (plat traditionnel) dans la Casa de tio Tom
Nous sommes donc allé à Ibiato vendredi, en fin d'après midi le temps que le taxi soit complet (comme d'habitude). La maison était toute sale, paraissant abandonnée depuis des années alors que cela fait à peine quatre mois qu'ils n'y sont pas revenus. Le temps que Ubert, le plus jeune fils, aille couper des herbes pour faire un balai et la maison a été nettoyé en un rien de temps. J'ai retrouvé ma chambre, presque à l'identique de l'année dernière. J'ai retrouvé mon duvet et j'ai pu passer une meilleure nuit que la précédente. Le froid est arrivé en fin de semaine, avec un vent glacial qui vient du sud et apporte souvent la pluie, mais pas tellement cette fois. Il fait juste froid, surtout le matin, ça se découvre dans l'après midi. C'est plutôt agréable en fait, la chaleur est moins pesante et on est moins cuit par le soleil.
Fin de saison des pluies, l'arrière de la maison est inondé et recouvert de toutes petites feuilles.
J'arrive à Ibiato juste à temps pour la célébration de l'anniversaire de l'église du village. Le samedi matin débarquent donc une congrégation de pasteurs venant de La Paz, un missionnaire de Riberalta et le pasteur Oscar de Trinidad, qui m'avait offert une bible en siriono l'année dernière. Fernando me propose d'aller les saluer, ce que je vais faire, d'autant que c'est dans la maison du vice-président du territoire et qu'il est bon que je sois en bon terme avec lui. Nous discutons un peu puis je réussis à m'esquiver et à partir. Je fais mine d'être épuisé tout le reste de la journée afin d'éviter les messes, lectures et chants. Le soir, Fernando me dit que le lendemain, je ne pourrai pas éviter d'y aller.
La présentation des enfants, derrière le pupitre en bleu, le pasteur attitré du village, qui vit à Trinidad.
 Je prends sur moi en me levant le dimanche matin, mais par chance – ou intervention divine – le pasteur Oscar passe me voir en me demandant de faire un powerpoint avec quatre cents photos pour les diffuser pendant le repas. J'accepte et le fait tranquillement, terminant autour de midi. Entre temps, je propose à la fille du pasteur de filmer avec ma caméra, car je sais qu'elle a une formation en cinéma et a déjà réalisé un documentaire sur les Yuqui. J'arrive pendant un sermon du missionnaire allemand de la mission suisse de Riberalta. Un curieux bonhomme qui est là avec femme et enfants pour prêcher la bonne parole et former de nouveaux pasteurs évangéliques. Je discute avec lui dans l'après midi et il s'avère sympathique. Le pasteur de La Paz est un peu plus étrange. Une voix mielleuse et toujours enivrée par les récits bibliques absolument fantastiques (notamment Mathusalem qui serait mort le jour du Déluge, selon son calendrier divin). Il me demandera à un moment si je ne trouve pas magnifique que la foi des Siriono se soit transmise ainsi de générations en générations. Je trouve magnifique que leur culture traditionnelle ai quelque peu survécu malgré l'influence de la foi évangélique.
Un petit morceau de rap chrétien pour réveiller les ouailles. J'adore la tête de la gamine à droite !
Je suis béni par le pasteur, qui salue mon travail dans le village et remercie Dieu de m'avoir envoyé là. Je suis applaudis par la foule et gagne un bonus social, ou aux dés, je verrais ça sur le long terme. Ensuite, repas de midi pour tous, qui poussent les bancs contre les murs et mangent dans des bacs en plastique tandis que les pasteurs, le chef du village et les deux anciens mangent à une table, des plats plus variés et en plus grande quantité. Je suis convié à aller manger avec eux. Je ne comprends d'abord pas puis me retrouve très gêné au milieu de l'église, à la table des gourous. Le powerpoint que j'ai fais le matin ne fonctionne pas avec le lecteur intégré de la télé à écran plat que les pasteurs ont amené avec eux.
Une photo d'archive des Siriono et de l'église du village.
 Le repas finissant, ils ont décidé de diffuser la vidéo que je leur ai ramené cette année. J'ai récupéré par un anthropologue parisien une vidéo réalisée en 1994 par deux suédois. Un documentaire sur les Siriono vraiment bien réalisé, montrant les différents aspects de la vie des Siriono : pêche collective, chasse à l'arc, cérémonie pour les morts dans la forêt, voyage à la ville de Trinidad, cérémonies à l'église avec le pasteur qui fonda le village, banquet final avec une boisson traditionnelle à base de fruits macérés avec du miel. Le film a presque vingt ans, les spectateurs reconnaissent les visages et nombreux sont ceux qui se souviennent du tournage.
A droite, un couple que j'ai filmé plusieurs fois ; à gauche, le film ; au centre, du miel !
 L'église est remplie de gens regardant avec émotion leur passé. Il y a des rires et des larmes. Une vieille dame qui font en larme en voyant son père à l'écran, une jeune fille qui reconnaît ses parents. L'actuel chef du territoire alors enfant tenant des crocodiles à la main provoque des effusions de sentiments. Durant une heure, une partie du village s'est tourné vers ce qu'il était, sa culture et ses traditions, pour la plupart perdues. Difficile pour moi de ne pas avoir les larmes aux yeux en pensant à mon propre travail de collecte d'histoires. Ce que je fais est proche dans l'esprit du très bon documentaire que je leur montre et je sais que dans vingt ans, les gens avec qui je travaille ne seront plus de ce monde.

A droite, l'actuel chef du village. Devant lui, mon hôte.
Le film se termine par une scène de liesse puis par une rangée des plus anciens, face à la caméra, qui demandent au réalisateur de montrer cette vidéo à leurs enfants, car eux savent qu'ils mourront bientôt et qu'ils seront peut-être les derniers à avoir les connaissances qu'ils ont. Comme repris dans le titre du film, lleven nuestro canto, ils demandent à ce que vive leur chant, leur histoire, l'esprit des Siriono.
L'homme le plus à droite est mon consultant-informateur-collaborateur-associé principal.

4 commentaires:

  1. Un très beau récit !!
    Merci pour ce partage.

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  2. Merci pour tout ça : c'est très émouvant et intéressant ! Et puis, on voyage nous aussi ... Biz. Hélène

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  3. Ce qui rend triste, c'est qu'on a toujours l'impression d'arriver avec déjà une génération de retard pour sauvegarder la mémoire des cultures... et les choses vont encore en s'accélérant.
    PS: Comment fait-on pour avoir le gain de bonus social (ou bonus aux dés)?

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  4. Kana > Le bonus social, c'est quand tu fais quelque chose qui t'attire la sympathie des foules, genre sauver les femmes enceintes quand un immeuble s'effondre ou quand on découpe au scalpel la poumon d'un homme qui résout le lendemain la faim dans le monde en inventant un condiment qui permet de manger du sable. Ce genre de petites choses. C'est pas évident.

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