Pitch

Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

mercredi 9 septembre 2015

Influences et mondialisation

Ces derniers jours, j’ai lu un livre écrit par le missionnaire Perry Priest, qui a vécu trente ans en Bolivie, a traduit le nouveau testament en siriono et a été directeur de l’institut missionnaire de Tomi Chucua, en Bolivie. Son récit a résonné pour moi avec une réflexion que m’a faite Aurore il y a peu à propos de la mondialisation et de ma participation dans celle-ci. Ce sera donc le thème de ce message, avec pour l’accompagner, des photos d’une sortie à la rivière pour débusquer des tortues.
La rivière Cocharca, à l'est du territoire Siriono.

J’étais déjà allé à une sortie à la rivière il y a deux ans mais je n’avais pas pris beaucoup de photos. Cette fois, j’ai filmé et pris des photos en même temps, pour mieux documenter et pouvoir vous proposer quelques jolies images. Nous sommes partis avec le camion du village, et nous sommes restés toute l’après-midi alors j’ai pu me balader autour de la rivière. Habituellement, ils y restent pour la nuit, mais plusieurs personnes n’y tenaient pas et moi non plus à vrai dire.

Il faut traverser la propriété Suiza (Suisse), où il y a une laiterie qui fait du fromage. Étonnant, non ?
Pour débusquer des tortues, les Siriono entrent dans l’eau jusqu’à la taille et marchent jusqu’à poser le pied sur une tortue. Là, ils plongent et la ressortent fièrement. Ensuite, ils mettent les tortues dans des gros sacs en toiles plastiques et ils les ramènent au camp. Les femmes qui sont restées ont préparées du feu et pèlent du manioc. Ils jettent les tortues vivantes dans le feu et les maintiennent avec un bâton jusqu’à ce qu’elles arrêtent de bouger. C’est brutal, insensible et désagréable. Je ne vous montrerai pas les photos que j’ai prises de cette opération.

La rivière n'est pas profonde, et boueuse. Elle est remplie de poissons, tortues, reptiles et capybaras.
Les tortues sont ensuite ouvertes à la machette puis mangées avec du riz et du manioc. J’avais refusé de goûter la dernière fois, mais cette fois, j’ai tenté. Je trouve la pratique dégoutante et ne supporte pas ce qu’ils font, mais je ne me sens pas le droit de leur imposer de changer leur façon de vivre avec mon point de vue extérieur. Nous agissons d’une manière peu différente avec les crabes que l’on conserve vivant dans les supermarchés pour ensuite les faire bouillir sans les avoir tué préalablement. Nous mangeons aussi des huitres vivantes. C’est une pratique traditionnelle et de toute façon, je préfère ne pas leur donner mon avis là-dessus.

Une partie des pêcheurs, avec un canoé emprunté à la propriété. Ils espèrent marcher sur des tortues.
Il en est de même pour bien des aspects de leur vie, et j’ai déjà eu l’occasion d’en parler ces dernières années. Je viens pour observer et étudier leur langue, pas pour investir leur vie. Ma démarche est à l’opposé de celle des missionnaires et bien distincte de celle des ONG. Les missionnaires viennent révéler la vérité à des êtres qui ne l’ont malheureusement pas connue jusque-là. Ils viennent directement pour changer leur culture, leur mode de vie et leur société dans son ensemble. Une partie de ceux qui sont venus en Bolivie l’ont fait avec l’idée de traduire leur vérité dans la langue des indigènes, afin de leur rendre mieux accessible. Si l’on peut penser dans un premier temps qu’ils cherchaient ainsi à moins modifier leur culture, c’est en fait bien l’idée contraire qui a dirigé leurs actes.
Voyons ça de plus près.
En sélectionnant deux ou trois personnes qui vont travailler avec eux pour traduire la Bible, ils créent des fervents croyants qui découvrent chaque jour la vérité et vont les aider dans leur mission transformatrice. Les missionnaires utilisent la langue et la traduction comme médium pour la conversion. Par un travail de traduction utilisant de nombreux concepts inexistants dans la réalité des gens, ils créent une nouvelle langue, et amplifient la distance entre la vie quotidienne et la langue écrite. L’alphabétisation passe par l’apprentissage de ce nouveau vocabulaire, de cette nouvelle langue qui est présentée comme étant la leur.

Je laisse donc la pêche pour parler du sujet du jour : les fleurs ! Ah non, mince, rien à voir !
Mon travail d’enregistrement de leurs paroles sans orientation thématique puis d’étude et de compilation de vocabulaire se fait à partir de leurs paroles et non à partir de la mienne. Il est intéressant de penser à ce moment-là que le linguiste coupable de la méthode d’analyse cryptique utilisée par Priest pour décrire la langue siriono, la tagmémique, est aussi celui qui a développé l’opposition entre approche étique et approche émique. D’un côté l’apposition de nos catégories mentales et sociales sur leurs réalités et de l’autre la recherche de leurs catégorisations du réel et conceptions sociales. Il est bien sûr difficile de se départir complétement de nos préconceptions et de nos logiques d’analyses pour embrasser les leurs, mais considérer d’emblée que l’on est possesseur de la vérité et que l’on vient leur transmettre la bonne parole me paraît le meilleur moyen de ne jamais réussir à comprendre leurs réalités.
Une fleur dans un étang.
Je mentionnais plus haut les ONG, et je vais intégrer dans mon propos tous les projets de développement économique et d’investissement. En général, ces projets sont pensés pour aider des gens à développer leur économie afin d’avoir accès à davantage de biens et à s’intégrer dans la vie économique de leur région. Le but est presque toujours de permettre à la mondialisation de s’étendre à des populations qui n’y participent pas encore. Les Siriono vivaient dans une société de subsistance et toutes les forces extérieures tentent de les pousser vers une société d’investissement. Toutes ? Non, je ne me place pas dans cette dynamique.
Une libellule qui m'a laissé l'approcher très près !
Je ne viens pas pour développer leur économie. Je ne cherche pas à les convaincre d’économiser ou d’investir, et ne créé pas de valeur marchande. Je développe au contraire les valeurs du don et de l’échange de services. J’offre mon aide autant que possible, refusant cependant d’être une banque de prêt à ceux qui me le demande. Ce que je produis, c’est pour l’offrir et non pour le vendre, bien que je sois conscient qu’il me sera impossible d’empêcher certains d’entre eux d’en faire commerce par la suite. S’ils veulent vendre leur dictionnaire à des visiteurs de passage, je ne m’y opposerai pas. S’ils l’offrent en échange d’une soirée de conversation et d’échange, c’est encore mieux, mais très peu peuvent se permettre aujourd’hui d’imprimer une centaine de pages et de les offrir gratuitement.

Une cigogne maguari.
Quand Aurore m’a écrit récemment que mon travail participait de la mondialisation, je me suis senti blessé, car je cherche au contraire à limiter les efforts des autres pour amener la mondialisation dans ce village. Je cherche à intervenir le moins possible dans leur gestion politique et sociale, ne promouvant aucun système de pensée ou système économique. J’apporte néanmoins une valeur étrangère qui vient affecter leur société, c’est la valeur donnée à la langue vernaculaire. Une langue n’a en soit aucune valeur pour les gens, elle sert à communiqué et c’est tout. On peut volontairement la valoriser par la création poétique ou artistique mais son existence première répond à un besoin de communiquer.
Un caracara à tête jaune.
L’économie linguistique vient bouleverser ça lorsqu’il y a plus d’une langue en présence. C’est presque toujours le cas et les situations monolingues sont des exceptions, et donc l’absence de valeur pour une langue est un cas rare. C’était pourtant le cas pour les Siriono jusqu’à leur installation à Ibiato, il y a presque un siècle. Dès lors, la présence de l’espagnol a été bien plus importante et les deux langues sont entrées en conflit. Elles auraient pu continuer à être utilisées toutes deux en parallèle, répondant à des besoins différents de communication, mais les missionnaires qui ont fondé ce village avaient un but « civilisationnel » et souhaitaient que les indigènes entrent dans la société par l’apprentissage de l’espagnol. La langue coloniale avait intrinsèquement une valeur positive, tandis que la langue maternelle était le symbole de la vie sauvage à éliminer. Malgré les efforts orientés des missionnaires Priest, tenant d’une seconde vague si l’on peut dire, la langue espagnole a été plus que privilégiée et la langue siriono amoindrie au fil du temps. Vouloir aujourd’hui redonner de l’importance à leur langue vient donc à contrecourant d’une tendance forte qui est née d’une situation nouvelle qui ne correspond pas aux valeurs traditionnelles. Si je viens altérer quelque chose dans leur société, c’est une valeur étrangère.
D'autres cigognes, je crois.
Avoir une influence dans le jeu de l’économie linguistique fait-il de moins un héraut de la mondialisation ? Permettre à un groupe humain d’avoir le choix de conserver ou non un peu de leur identité face à l'uniformisation progressive du monde n’est pas leur imposer ce choix. Peut-être vont-ils conserver l’idée que l’espagnol suffit comme langue de communication, peut-être vont-ils vouloir maintenir une deuxième langue de communication, ou peut-être que les avis resteront mitigés, selon les familles et selon les opinions diverses. Je n’ai pas l’impression d’avoir révélé une vérité et d’avoir des fidèles qui iront prêcher mes idées et ma vision du monde aux autres. Rare sont ceux qui ont compris ma vision du monde et plus d’un serait effaré s’il pouvait lire ce que j’écris sur ce carnet de bord.
Coucher de soleil dans la pampa.
J’ai l’impression que je pourrai faire mieux, lutter davantage contre la mondialisation à mon échelle, mais chaque pas me paraît risqué et la moindre intervention me paraît négative. Je préfère m’en tenir à mon rôle d’observateur et refuser de les guider vers une vie meilleure. Je n’ai aucune idée de ce qu’est une vie meilleure de toute façon, que ce soit pour eux ou pour moi. Des idées à ce propos ? Des propositions ?

1 commentaire:

  1. hé bien commenter cette longue missive est chose ardue.... ma première réflexion, (peut être) c'est que tu ne parles de mondialisation que d'un point de vue négatif... ne peut on envisager que peut être, parfois la mondialisation pourrait aussi avoir des effets positifs... je cherche et ça ne saute pas aux yeux,... mais la connaissance par le monde entier de ce qui se passe à l'autre bout du monde est peut être un frein à la violence totalitaire... je sais bien que non, ça ne marche pas partout.... mais si ça marche juste un peu, quelque part, c'est déjà positif.... enfin continue à garder ta belle force de non intervention et ton regard de non parti pris... et régale toi de tortues si c'est bon, mais c'est pas un peu caoutchouc???? et les serpents de la rivière sont inoffensifs??? ils les mangent ou non?

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