Pitch

Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

mardi 1 septembre 2015

Des peines et des joies

Je suis au village depuis une semaine et il est temps que j’écrive quelque chose pour ce carnet de bord. C’est difficile car je suis traversé d’émotions contradictoires fortes et qu’il y a beaucoup de détails à donner pour rendre la situation compréhensible.
 
Vue depuis le bus de nuit quittant Santa Cruz pour Trinidad. D'autres photos plus tard, quand j'aurai une meilleure connexion.
Je n’avais pas envie de quitter la France et ce couple que nous n’avons pas réussis à rendre heureux. Je craignais de retrouver une situation sociale tendue comme celle de l’année d’avant, ou pire, que mon collègue de travail ne soit pas là. Je craignais de quitter mes amis deux mois pour rien. C’était difficile pour moi de ne pas voir ce cinquième terrain comme un sacrifice. Je laisse ma compagne une deuxième fois alors qu’elle traverse un deuil et qu’elle aurait besoin de ma présence. Je manque un week-end de retrouvailles avec mes amis de Grenoble et un week-end de jeu de rôles grandeur nature avec mes amis d’enfance. Je manque la rentrée à Lyon et notamment les débuts des rendez-vous du Wiktionnaire au Kotopo, un évènement que j’ai contribué à organiser et qui se fera sans moi. Je rate beaucoup de choses.

J’avais quand même quelques raisons pour me pousser en avant. Je ne veux pas laisser mes travaux inaboutis. J’ai commencé beaucoup de choses et il est temps d’en venir à bout. En même temps qu’une volonté, c’est un défi coriace. J’ai deux mois en Bolivie, un mois et demi dans la communauté pour filmer de nouvelles histoires, vérifier les transcriptions des vidéos déjà faites, vérifier puis mettre en forme la liste de mot afin de publier un dictionnaire que je distribuerai à la communauté pendant mon terrain, réviser et compléter les trois livrets d’animaux et la planche avec les fruits que j’ai fait l’an dernier, avancer dans l’analyse de la langue pour en comprendre tous les rouages et pouvoir écrire ma grammaire sans avoir de trop gros doutes.

En plus de ça, se sont ajoutés deux tâches supplémentaires. Je me suis lancé dans des listes de vocabulaires thématiques pour insérer au début du dictionnaire, sur les objets de la vie quotidienne, la chasse, la pêche, les membres de la famille, les couleurs, les saveurs, les états des fruits, et tout ce qui pourra me passer par la tête. J’ai déjà rassemblé pas mal de mots, mais ça me prend du temps car j’étiquette sémantiquement les mots dans ma base de données en même temps, afin de pouvoir le réexporter à l’avenir au besoin. Par ailleurs, les instits ont réclamés des cours de siriono pour respecter la loi d’enseignement bilingue et ils ont commencés la semaine avant mon arrivée. Je vais tâcher d’y participer de mon mieux pour éviter qu’ils n’expliquent trop de conneries et structurer un peu tout ça. Le cours est normalement assuré par un mec vaguement formé dans les années 70 et par mon collègue de boulot régulier, Victor Hugo.

J’en oublierai presque une conférence à Santa Cruz à la mi-octobre, que je présenterai sur les représentations qu’ils se font de leur famille linguistique et des langues sœurs de Bolivie. Pour cela je dois mener des entrevues et récolter l’avis de plusieurs personnes pour ensuite croiser ça avec la même recherche qu’ont menée deux autres collègues en Bolivie auprès de peuples parlant des langues proches.

Pas de projet de construction cette année, et heureusement que je ne suis pas forcé à en faire. Ma maison est toujours là, et ma chambre a été nettoyée avant mon arrivée. La chambre à côté sert d’entrepôt pour des riziculteurs qui y entreposent des matelas et du matériel agricole. La troisième chambre est occupée en ce moment par l’agriculteur qui prépare le terrain pour la plantation de riz. Il n’est pas du coin mais ça va, il est sympa.
Ma maison est toujours là.

Mes peurs ne se sont finalement pas réalisées et j’ai cru après trois jours que j’allais effectuer un terrain idéal. Mon collaborateur, Victor Hugo, est remonté à bloc et il souhaite travailler à plein temps avec moi. On a effectivement bossé 18h en cinq jours, incluant le week-end. Mon hôte, Fernando, a déménagé vers l’autre maison à côté de la mienne, où ils habitent tous. Ils ont acheté un four à gaz et une moto, et il vient de se dégotter un boulot pour cinq ans qui devrait lui assurer des revenus réguliers, ce qu'il n'a jamais eu jusque là. 

Tout le monde est content de me revoir. C’est très étrange, je ne pensais pas qu’ils seraient tous aussi content. Nous avons fêté mon retour par une petite soirée tranquille (malgré des appels du pied pour faire une grosse bouffe) et tout le monde a dit qu’ils étaient contents de mon travail et m’en remerciaient. Il semblerait que la conception qu’ils ont de la langue a finalement changé. Même l’ancien du village qui refusait de me vendre sa connaissance parce que je ne payais pas assez cher a fini par reconnaitre que ce que je faisais, je le faisais pour eux et qu’ils allaient être les grands gagnants dans l’histoire. Il a fini par comprendre que de partager sa culture ne la réduisait pas mais au contraire la grandissait.

Tout le monde s’étonne de me voir avec des cheveux longs et souvent ils ne me reconnaissent pas puis me critiquent pour ce choix, ce n’est pas dans leurs normes. A part ça, la plupart me considèrent maintenant comme un villageois et me parlent en siriono. C’est quelque chose de très nouveau pour moi, car jusque-là, personne ne discutait dans la langue. Maintenant ils bavardent beaucoup plus dans la langue et s’adressent à moi directement en siriono. Je suis amené à progresser beaucoup plus vite dans la maitrise orale, ce que je n’ai pas eu à faire jusque-là. Ils sont souvent un peu déçu que je ne comprenne pas instantanément leurs questions, mais déjà après une semaine, j’ai l’impression de mieux pouvoir les comprendre.

La situation n’a donc pas été aussi dramatique que ce que je craignais, mais elle n’est pas tout le temps agréable pour autant. Je me noie donc dans le boulot comme un forcené, travaillant le dimanche et en soirée pour éviter de penser à tout ce que je manque et ce que je ne peux pas faire en étant ici. Je tente de cacher au mieux ma mélancolie et mon énervement à ne pas pouvoir concilier ce projet avec d’autres aspects de ma vie. J’avais à peu près réussis jusqu’à hier soir, quand on est venu m’annoncer le décès du professeur Hernan. C’est la troisième personne dont j'ai enregistré des histoires qui meurt depuis le début de mon projet, mais le premier alors que je suis en Bolivie. Il était énervé que sa famille aille à la fête du village d’à côté sans lui samedi dernier alors il s’est fait deux paquets de cigarettes en douce. Sauf qu’il ne fume pas, il les a mangés. Il a donc été hospitalisé et il est mort deux jours après. C’est une des personnes qui a soutenu mon projet dès les premiers jours et m’a toujours accueilli avec le sourire dans sa maison. C’est aussi le père de la femme de mon collègue de boulot. Je n’étais pas encore passé par sa maison pour le saluer et je regrette de ne pas y être allé samedi, quand tout le monde était à la fête. Je suis resté au village, dans ma chambre, à supporter la température caniculaire. Je suis triste aujourd’hui.

Mon collègue est quand même venu ce matin car il voulait travailler malgré tout, pour supporter plus facilement la douleur. Je fais ce que je peux pour lui dire que je ne veux pas le pousser, que sa famille est importante, mais il prête tellement d’importance à notre projet maintenant qu’il a refusé de m’écouter. Je crois qu’il cherche lui aussi à se noyer dans le travail pour oublier ses peines. On va faire de grandes choses ensemble, pendant le mois à venir. C’est une épreuve d’endurance, un marathon avec des buts clairs et une constellation d’objectifs à accomplir. Nous allons tout faire, comprendre la grammaire de la langue, publier un dictionnaire le moins incorrect possible, produire du matériel scolaire de qualité et guider les autres pour qu’ils continuent dans cette voie à l’avenir. Victor Hugo me disait hier que notre travail s’apparentait à la légalisation de leur territoire. Une longue lutte pour obtenir un tracé délimitant le territoire, une première victoire qui ouvrira vers des années de lutte pour consolider les frontières et habiter la région. Les dimensions de cette langue à venir dépendent du travail que l’on sera en mesure de peaufiner avec Victor Hugo durant ce mois de septembre 2015.

3 commentaires:

  1. Bonjour Noé.
    Un billet chargé de plein de choses, et qui avec un regard neutre, s'analyse en pensant que tout cela est la vrai VIE. Avec ces - et ces +. Mais regarde tous se que tu as déjà accompli... Regarde l'importance que tu as auprès de ces gens qui t'ont ouvert leur cœurs et leurs intimités. Tu as fait un travail colossal, humainement et intellectuellement. Avoir de doutes, des inquiétudes, des questionnements parfois une certaine lassitude qui n'est qu'une facette légitime de l’intellect humain.
    Noé garde ta belle motivation, continue à nous émerveiller, nous surprendre, croit en toi comme ceux qui t'entourent. Je t'embrasse avec toute mon affection.

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  2. Courage et détermination !
    Ça m'avait bien manqué de lire tes articles, mais je suis inquiet de savoir que tu es mélancolique. Témérité en toutes situations !!

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  3. He ben dit donc... il m'a fallu plusieurs lectures pour laisser passer l'émotion... comme dit Jean-Pierre tu es confronté à la vraie vie d'adulte et d'homme.... l'amour, la mort, la culture, la solitude, la solidarité.... ce ne sont pas que des mots...prend tout à bras le corps et coltine toi avec.... chaque année tu en sors grandi et affermi dans les vraies valeurs de la vie....BON GROS COURAGE A TOI et GROS BISOUSSSS
    Marie

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