Pitch

Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

samedi 12 juillet 2014

Être utile

Un article anniversaire puisque cela fait trois ans aujourd'hui que j'ai découvert le village des Sirionos, Ibiato !
Mon projet avait commencé bien avant ça mais c'était le 12 juillet 2011 que je découvrais ce qu'allaient être mes conditions de vies pendant les années à venir, pendant tout ce temps que j'ai passé loin de chez moi. Si je ne peux pas compter exactement les jours passés au village, je sais que j'ai passé jusque là 336 jours en Bolivie. Lorsque je partirai, le 5 août, je terminerai presque une année solaire, et ce n'est pas rien. Il n'est pas temps de clore ce blog par un bilan, mais je discuterai plutôt de l'utilité de tout ça.
C'est un peu flou, comme cet oiseau capturé au vol et apparaissant uniquement comme une tâche noire.
Utile, c'est un qualificatif qui entraîne de nombreuses discussions dans tout récit un tant soit peu personnel, comme l'a montré mon père. Déjà les grecs écrivaient pour légitimer leurs actes, et beaucoup ensuite prenaient la plume comme je prends le clavier pour expliquer à ceux qui pourraient les juger les raisons de leurs actes, l'utilité de leur vie pour la société. Et aujourd'hui, alors que la société propose de moins en moins de sens dans les emplois, il y a une crise d'utilité. La jeunesse perdue, désillusionnée, désenchantée, la génération X/morte/post-...tout ça pointe le manque de buts, d'objectifs communs et de place pour les gens dans la société, d'utilité sociale.
Mais prenons un peu de hauteur sur tout ça.
Et si j'écris aujourd'hui sur ce thème, c'est parce que j'ai régulièrement à légitimer mon utilité, que ce soit à mes interlocuteurs ou à moi-même, quand je ne supporte plus mes conditions de vie au village. Je vais tenter d'organiser mes réflexions ci-dessous, en espérant ne pas être trop ennuyeux à lire.
Entrez donc dans la jungle avec moi.
Je ne me suis pas consacré à la linguistique pour étudier une langue d'Amazonie, et quand on m'a proposé ce projet, j'y ai beaucoup réfléchis. Je voulais étudier les langues artificielles et j'ai donc vu cette étape comme un moyen de compléter mon parcours de formation en linguistique. Comprendre une langue dans sa globalité aide à discuter des créations, comme d'étudier le fonctionnement d'un jardin botanique permet ensuite de sélectionner les essences que l'on veut voir dans son propre jardin. J'ai aussi vu la légitimité d'un travail basé sur le terrain et non sur des vieux livres poussiéreux. J'avais un besoin de matérialité dans l'étude de ce qui ne l'est pas, une langue étant en soit un système flottant dans l'espace entre les êtres. J'ai donc d'abord vu l'utilité pour mon parcours professionnel.
Une façon de colorer mon parcours, comme cette plante colore le chemin.
Une fois lancé, j'ai eu à obtenir des financements pour réaliser mon étude et j'ai donc dû légitimer l'utilité scientifique de mon projet. Pourquoi étudier cette langue là alors qu'il en existe plus de 6000 dans le monde ? Les raisons sont nombreuses et je ne les avais pas toutes cernées à l'époque. La plus simple et que chaque langue présente une grille de lecture du monde et forme en soit une richesse propre. Les connaissances du milieu naturel peuvent être une richesse pour l'humanité et idéalement, les connaissances qu'ont les Sirionos des quinze espèces d'abeilles qu'ils connaissent pourraient servir à la productions de nouveaux remèdes. Ça, je n'y crois pas moi même. Si ça se fait un jour, ça sera pas le pillage direct de la part de grandes entreprises et ils referont toutes les études sans consulter les populations. Un autre but scientifique est la connaissance historique des mouvements de population humaine. C'est plus récent pour moi mais c'est un thème qui m'intéresse beaucoup, l'Amérique du Sud étant encore une terre de mystères que des générations encore vont étudier. Un dernier point pour l'utilité scientifique est l'analyse des évolutions de la langue liée à son statut, ce que je vais utiliser comme transition, ben tiens.
Je me rapproche du sujet : des bouquets de piques roses, et je n'ai pas retouché la photo.

Le statut de cette langue, c'est qu'elle est menacée de disparaître à court terme. Au sein d'un groupe humain de moins de milles individus, il ne reste qu'une quarantaine de locuteurs maîtrisant bien la langue et à peine autant qui la parle sans la posséder complètement. Il y a donc une utilité à sauver cette langue de sa disparition, à faire de la conservation comme les biologistes le font pour les espèces animales ou végétales. Je pourrais aussi aider à ce qu'ils revitalisent la langue et la parlent davantage mais je ne crois pas que ce soit utile pour eux. Je considère qu'un être humain a besoin de se sentir proche d'une culture à laquelle ont appartenu ses ancêtres, par un moyen ou un autre, mais les Siriono ont provoqué une telle rupture avec leur société passée, à cause de l'église puis de l'entrée dans la société marchande bolivienne, qu'il est trop tard. Ce qu'ils sauveront, ça ne pourra être que des mythes, comme ce que nous avons gardé des Grecs ou des Gaulois. Je sens l'utilité d'aider à ce que la langue puisse subsister comme élément de patrimoine, qu'ils connaissent quelques mots, des expressions et des phrases figées, ça j'en vois l'utilité, mais pas que ça redevienne un moyen de communication. Cela dit, cela dépend d'eux, de l'utilité qu'ils prêtent à la langue.
De même que cette plante dont ils mangeaient les fruits et qu'ils délaissent à présent.

Depuis trois ans, je leur parle de leur propre langue, les questionne sur leur passé et leur culture. En trois ans, je n'ai pas mangé une seule fois un des fruits traditionnels, bu de la boisson fermentée à base de palmier ni goûté la viande cuite enroulée dans une feuille de patuhu comme ils faisaient avant. Pas une fois je n'ai vu la danse typique, et les seuls chants que j'ai entendu étaient pour la caméra et non pour d'autres du village. Ma présence a très peu changé les choses, car les consciences évoluent lentement, les écologistes le savent bien. J'aime défendre une position que je sais positive alors qu'elle est très minoritaire, sinon je ne parlerai pas d'espéranto ou d'anarchie, mais que puis-je défendre lorsque je ne fais pas partis de la société que je souhaite voir changer, et lorsque je ne pense pas ce changement utile.
Serait-ce comme de lutter contre la chute des feuilles en hiver ?

J'ai tenté pendant longtemps de leur prouver l'utilité de mon étude pour eux, alors qu'ils ne me réclamaient qu'une aide financière. Cette année encore, je tente de leur prouver en produisant du matériel scolaire et en proposant des formations aux instits de l'école, mais je me retrouve presque toujours confronté à un désintérêt poli. Le basculement d'opinion en ma faveur s'est davantage produit lorsque j'ai lu un courriel de l'ancienne missionnaire qui vivait là. Je l'ai lu pendant l'anniversaire de l'église, en montant sur le pupitre et en commençant dans leur langue, avant de passer à l'espagnol. Et ils ont réalisés que je parlais leur langue. Pour autant, aucun n'est venu spontanément me proposer de réviser le dictionnaire que je m'acharne à faire, ni chercher à profiter de l'enseignement que je pourrais lui fournir. A l'issu de mon projet, j'ai la possibilité de laisser mon matériel où je pense que ce sera le plus utile : dans la communauté ou à mon centre de recherche en France. Et je n'ai aucune hésitation, ça ne sera pas utile pour eux.
Faut-il espérer un autre printemps ailleurs ?
Ce n'est pas très utile pour eux, et ça l'est encore moins pour ma communauté de naissance. S'il me venait l'idée de rendre à ceux qui m'ont éduqué en éduquant à mon tour, que vais-je transmettre ? Il n'y a aucune utilité directe pour le village ou j'ai grandis, pour ma famille ou pour mes amis. J'ai parfois tendance à voir seulement les aspects négatifs que ça a provoqué dans ma vie affective et amicale. L'utilité, je peux la trouver si j'augmente la focale. Si je parle de rayonnement scientifique de la France, d'utilité pour la Science, de village global, alors là oui, je suis utile, mais au niveau concret, quand je vois la société autour de moi, je ne suis pas utile. Je ne contribue pas à l'amélioration de la condition humaine, à la réduction des inégalités, à la course vers la liberté. Au mieux j'aide cinq cents individus de Bolivie à améliorer leurs estimations d'eux mêmes comme indigènes, mais cela en vaut-il la peine ? Selon les jours, selon les personnes avec qui je parle une fois rentrée au pays, j'en doute. Je me raccroche alors à l'idée que ça pourra être utile plus tard, que je pourrai enseigner d'une bien meilleure manière grâce à cette expérience.
Ce n'est pas très gai jusque là, pas de quoi se marrer, hein ?

Et j'arrive donc à la dernière utilité, l'utilité personnelle, pour mon amélioration en tant qu'être humain. J'ai commencé mon projet par voir cela et j'y reviens inévitablement après tout ce temps, quand toutes les autres utilités me semblent dérisoires. Je suis encore en train de me former, pour être utile plus tard, et pendant ce processus, j'essaye d'être le plus utile possible, à une échelle modeste. Je ne peux pas changer le monde si je ne suis pas capable de l'appréhender, de comprendre les sociétés et pas seulement celle dans laquelle j'ai grandis. Je ne peux pas critiquer une attitude si je ne comprends pas les autres attitudes possibles. De ce que je vis ici, j'apprends, et ça c'est utile, et ça le sera.
Comme cette plante, un jour je serai une fleur sur un poteau électrique, ce qui serait une belle métaphore cyberpunk.
C'est tristement égoïste comme conclusion, et j'en suis pleinement conscient. On ne peut pas aider le monde si l'on ne s'aide pas d'abord soi même, si l'on ne se forme pas pour le faire. Je sais bien mieux interagir avec des adultes aujourd'hui qu'il y a trois ans, pour des relations de natures très variées, culturelles, commerciales, personnelles. Je suis capable d'une patience infinie face à l'inattendu ou aux gens bourrés. J'ai affiné mes idées et enrichis mon imaginaire. Au final, je crois que tout ça n'aura pas été vain, que ça m'aura été utile.

Vous en dites quoi ? Cette réflexion a-t-elle été utile ? Ces trois ans vous paraissent-ils utilement utilisés ?

3 commentaires:

  1. Raaah mon com' a planté, je reprend et jz disais en substance que c'était compliqué de répondre de l'zxterieur. Cependant tes recherches sur le Siriono, le dictionnaire que tu as créé seront sans doute utile à d'autres dans l'avenir, des cherchers ou non et ce n'est pas rien. Dans la même veine, il est probable que tu ais semé qqs graines de part ta présence, les echanges que tu as eu avec ce peuple ou tes propositions seront peut etre source de réflexion plus tard. Sur la forme, les images tant visuelles que littéraires sont bien agréables.

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  2. Complètement d'accord avec Pierto, l'utilité d'une vie ne se mesure qu'avec le recul... et si dans un premier temps l'utilité c'est de réussir une thèse ce n'est déjà pas si mal...et d'aller jusqu'au bout de ton projet,, ça aussi c'est formateur... les moments de vide ne doivent pas te cacher les moments de richesse des rencontres, des découvertes, des apprentissages divers... et puis savoir construire une cabane ou une table de ping pong ça pourra te resservir pour la suivante...! Bon courage!
    Moi aussi j'adore la mise en forme, et le recul plein d'humour des photos ...

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  3. ... et puis te rajouter que si la seule utilité était de ne pas en avoir... dans ce monde d'utilitarisme obligatoire, bienvenue à l'inutile...

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