Ce blog n'est pas qu'un carnet de voyage en Bolivie mais le récit d'une enquête sur le terrain pour étudier une langue et avant de partir visiter la Laguna pour voir des croco et des oiseaux exotiques, je me lance dans un petit récit pour raconter ma semaine de travail à Ibiato, maintenant que c'est vraiment parti ! Comme d'habitude avec mes petits récits, celui-ci va être diablement long, vous êtes prévenu !
Il y a de multiples objectifs à cette première rencontre. Il s'agit de savoir si ce type de travail me plaît, ce qui est le cas pour l'instant, de voir si il est possible et d'en réaliser les premières bases. La faisabilité du travail n'est pas une chose facile à évaluer puisqu'elle dépend complètement des rencontres que je peux faire ici. Les premières bases forment un bon tas d'heure de travail aussi, que je vais commencer par détailler avant de vous raconter mes premières rencontres.
En Master 1, j'ai étudié le pluriel et plus largement le nombre dans les langues Tupi-Guarani, dont fait parti le siriono, et dont j'ai déjà parlé ici. Ce ne fut qu'une première étape et le travail de description commence maintenant ! Pour le Master 2, l'objectif est que j'étudie le système phonologique de la langue, c'est à dire les sons qu'elle contient et leurs rapports entre eux. L'inventaire des sons est déjà un premier problème car plusieurs n'existent pas en français et il faut s'assurer que l'on entend bien. Pour le cas du siriono par exemple, il me semble qu'il y a deux sortes de son R, un proche du L et un autre plus marqué, sans qu'il soit roulé.
Dans les rapports qu'ils entretiennent entre eux il y a deux aspects. Le premier est de savoir quels sons forment des éléments distinctifs. En français par exemple, rue et lu sont deux mots différents car R et L sont deux sons différents, qui s'opposent. En japonais ce n'est pas le cas pour ces deux là, et en siriono il s'agira de savoir si ça l'est, puisqu'il me semble qu'il y ait plusieurs sons différents. Le deuxième aspect dynamique concerne les transformations qui adviennent lorsqu'il y a un changement, comme l'ajout d'un nouveau mot. En siriono ça s'annonce particulièrement intéressant puisqu'il y a des consonnes qui changent carrément selon les voyelles qui les entourent, sans que je sache encore lesquelles entraînent les autres.
Voilà ce que je compte étudier en premier. Pour ce faire, il me faut enregistrer des mots de cette langue, d'abord seuls, pour être sûr qu'il n'y a pas de modification dû au contexte, puis après dans des courts textes, pour pouvoir étudier ces modifications. Je travaille donc avec une liste de mots, d'environ 500 entrées de mots communs, que se partagent la plupart des langues. A quoi j'ajouterais des listes spécifiques d'animaux et de plantes du coin, dans l'objectif d'arriver à un millier de mots. Après quoi, ou en simultané si possible, j'enregistre de courts textes puis je demande aux gens de m'aider à les traduire pour en détailler le fonctionnement. Sachant que je les réutiliserais plus tard et qu'ils serviront dans un premier temps seulement à étudier les sons.
J'espère que vous voyez un peu ma démarche expérimentale, qui n'est pas très compliquée mais qu'il est difficile de faire entendre une fois face à des personnes d'un certain âge.
Mais revenons sur mon arrivée à Ibiato. Je suis accompagné par le président du Territoire Siriono et par l'Alcade du village, l'équivalent du maire si l'on veut. C'est ce dernier qui va m'héberger, pour un moment au moins. Je lui explique ma démarche et ils lisent avec attention les lettres de recommandation de mes professeures. Le jour de mon arrivé ils me font visiter le village pour me présenter notamment au cacique siégeant au conseil du village, Bixente. Les caciques sont traditionnellement les vieux sages du village, ayant autorité sur leur large famille constituée de plusieurs femmes. Avec les efforts insistants de l'Eglise, la polygamie n'est plus d'actualité et leur rôle a bien diminué dans des conseils où siègent des élus aujourd'hui.
Ce vieil homme édenté me propose de revenir le lendemain matin à l'aube car il a fort à faire. J'accepte et reviens donc le lendemain, à l'heure dite, plus ou moins. Ici quant on dit 9h à quelqu'un, c'est en fait à comprendre entre 9h et 10h. Il est cependant déjà partis travailler dans son champ, m'expliquent ses enfants et petits enfants qui habitent la maison d'à côté. Ils rigolent bien parce que je comprends pas grand chose à ce qu'ils m'expliquent. Je tente de leur dire que je serais chez mon hôte si on me cherche et je reprends ma déambulation dans le village.
Je suis rapidement interrompu par un homme qui me hèle depuis sa maison. Je vais le voir en me disant qu'il est bon qu'un maximum de gens connaissent mon projet. Il s'agit du petit-fils du fondateur du village, un métisse pas réellement siriono d'un cinquantaine d'année. Je lui explique mon projet ici et lui dit que je cherche des gens pour travailler avec moi. Sans doute appâté par l'idée de gagner un peu d'argent en faisant une activité qui le changerait du quotidien, il accepte de me suivre pour travailler un peu. J'ai tout le matériel sur moi et on va donc dans la cour de l'école, accompagné par le petit-fils du monsieur. Heureusement qu'il nous a suivis pour prendre un petit cours de siriono car il a pu répéter correctement les mots que je tentais de dire en espagnol, avec ma prononciation catastrophique. Il a pu aussi compatir avec moi sur le fait que son grand-père commence à être gâteux et qu'il ne connaît pas aussi bien la langue qu'il le prétend. Pour plusieurs mots, ce qu'il m'a dit était juste, pour d'autres il sortait les mêmes mots que précédemment en ajoutant kwasou, qui signifie grand ou gnété, petit. Pour plusieurs il m'a dit qu'ils n'existaient pas en siriono et parfois il m'a sortis de longue expressions dans lesquelles je décelais des morceaux d'espagnol. Mais le plus grave problème est que je reprenais la liste tous les dix mots pour les enregistrer et qu'il m'en donnait d'autres. Je suis resté néanmoins deux heures avec lui et ça m'a permis un premier entraînement à cet exercice.
Je suis rentré à la maison, dont je vous présenterais une photo la prochaine fois, je n'en ai pas fait de l'extérieur. La maîtresse de maison, Gladys, m'a proposé de retourner voir le cacique pour travailler, j'ai un peu protesté sans réussir à dire que c'était l'heure de la sieste. On l'a en effet trouvé assoupis dans son hamac. Gladys l'a quasiment réveillé à coup de pied et l'a traîné jusqu'à la maison des voisins pour travailler. Je lui ai expliqué mon projet, qui n'a pas eut l'air de le convaincre et je suis repartis sur la même liste. Dès le départ ce fut laborieux, puisque je n'accentuais pas le mot pour mot (palabra) il entendait le nom d'un oiseau et me reprenait. Une démarche qu'il suivra durant tout l'entretien, me faisant répéter les mots jusqu'à ce que je les prononce correctement, ce qui n'est pas mon but. En effet, je ne cherche pas à parler au mieux la langue et il est possible qu'à la fin je ne la parle que médiocrement, ce qui sera déjà mieux que la plupart des gens du village cela dit. J'ai quand même insisté, avec l'aide des petits-enfants là aussi, qui riaient de ma façon de parler mais m'aidaient un peu. Au quatrième mot il a bloqué comme le précédent informateur, ce demandant comment on disait métal en siriono. Je crois qu'il n'y a réellement pas de mot pour dire ça, de même pour le nom des différents métaux. J'ai décidé de passer à autre chose et de voir avec lui les noms des membres de la famille, me disant que ça l'intéresserait mieux. Ce fut d'un compliqué ! Pour les enfants il me demandait sans cesse les paliers d'âge alors que moi je ne les connais pas en espagnol et que je les voulais en siriono de toute façon, donc que c'était à lui de me les donner ! Au bout de dix mots, je lui demande de les reprendre pour les enregistrer. Il me semble qu'il ne comprend pas la démarche aussi je teste l'appareil devant lui pour lui montrer. On se lance dans l'enregistrement et pour chaque mot il part dans des explications, me reprenant à nouveau et se distrayant au milieu. Le bruit des cochons et des enfants à côté n'arrange pas les choses. Je le paye comme convenu, bien qu'il réclame davantage et rentre sans fixer de nouveau rendez-vous avec lui. Il me dit qu'il est très occupé et je me vois mal travailler de nouveau des listes de mots avec lui. Je pense retourner le voir pour enregistrer des textes, car malgré sa dentition bien abîmée, j'pourrais sûrement en tirer quelque chose.
Je rentre à la maison un peu découragé mais Gladys m'indique que le professeur de l'école qui donne les cours de siriono est passé durant mon absence et qu'il va repassé bientôt. Je retrouve confiance, puisqu'il a participé aux ateliers sur la réforme de l'alphabet en 1990 (une des raisons de ma venue ici) et fut informateur pour plusieurs linguistes. Il est plus jeune que les deux autres et comprends complètement l'intérêt de mon travail. A un point même ou il me donne de lui-même les paradigmes de conjugaison (je, tu, il, nous, vous, ils) et les paires minimales (comme rue et lu dont je parlais tout à l'heure). Je travail avec lui sur le début de la liste, et il me confirme pour le coup de métal. On va un peu plus loin et il me donne les mots pour levant et ponant, m'indiquant qu'il n'en existe pas pour est et ouest. Pour le nord il n'y a pas de mot mais il y en a un pour le sud, ce qui me paraît très louche sur le coup. J'aurais un début d'explication plus tard.
Je travaille donc avec lui le premier jour, puis le lendemain matin, et le soir également. Il n'y avait pas école pendant cette semaine là et il était donc très disponible. Le vendredi avait lieu une fête pour l'anniversaire de mon hôte, ses 29 ans (jeune pour un chef de village, hein). J'ai vite craqué de toute l'agitation et suis allé à l'école pour travailler tranquille. En revenant à la maison j'ai croisé le fils du professeur, qui s'appelle Nataniel au passage, comme le président du territoire, mais c'est un autre homme. Il m'a dit que ce dernier venait de rentrer et serait à l'école dans une demi-heure. J'y vais et travaille avec lui efficacement une fois de plus. Même plus qu'efficacement puisqu'on s'installe à l'intérieur du salle de classe, protégés des moustiques et avec une prise pour brancher l'enregistreur. Il me propose de continuer le lendemain en début d'après midi, ce qui ne pu pas se faire à cause d'un repas chez des amis de la famille qui m'héberge. Je suis revenu au village juste pour qu'il me dise qu'il va partir chasser. Il me propose de bosser dès l'aube le lendemain, à 7h. Je mets donc mon réveil pour le trouver complètement défroqué, ivre et mâchouillant de la coca. Il me bredouille qu'il a fêté la bonne chasse et qu'il ne pourra pas travailler ce matin, ce dont je me rends bien compte. Je le laisse donc et retourne me coucher. Je ne l'ai pas revu depuis.
Ce dernier épisode était le dimanche et j'ai passé deux jours ensuite à tenter de le voir sans succès. J'en ai profité pour retravailler mes données, ayant un ordinateur et l'électricité, et préparer la suite. A force de discussion, j'ai réussi à emprunter un vélo, ainsi qu'un des fils de mes hôtes pour aller voir à la tombée du jour Don Chiro. Il a l'âge d'être un cacique lui aussi, et c'est possible qu'il le soit, je n'ai pas très bien compris. Il a participé avec un missionnaire à la traduction du Nouveau Testament en siriono, labeur qui lui pris huit ans mais dont il est assez fier. Il a également collaboré à plusieurs études sur la langue, se plaignant qu'il n'y en ai pas davantage. Il m'a d'ailleurs fait plein de commentaires et posé beaucoup de question, dont celle de savoir pourquoi c'était un européen et non un bolivien qui s'intéressait à ce travail. Fort d'une semaine d'usage intensif de l'espagnol, j'ai compris quasiment tout ce qu'il me disait, et j'ai réussi à répondre assez bien à ses questions, me semble-t-il.
On a travaillé durant une heure sur les animaux de la jungle puis fait un enregistrement correct de l'ensemble. Il est absent pour le reste de la semaine mais j'espère pouvoir de nouveau travailler avec lui car il connaît vraiment bien la langue et, encore plus précieux, connaît des légendes et mythes des Sirionos datant d'avant leur christianisation ! Il m'a du coup raconté une histoire avec le nord et le sud, donc je vous ferais profiter quand je l'aurais enregistré convenablement !
Après cette excellente séance de travail, je suis rentré tout guilleret, sous les étoiles inconnues de l'hémisphère sud ! Plongé dans des pensées linguistiques, je me suis dit que ça pourrait être intéressant d'enregistrer des recettes de cuisine, pour avoir le vocabulaire des aliments et de courts textes. Une idée que mes professeures ont déjà eu mais qui m'a semblé adéquate à ce stade de mon travail. J'en ai parlé avec Gladys, Fernando étant à une réunion pour préparer une marche indigène à la fin du mois. Elle m'a proposé de m'accompagner voir une dame qui connaissait bien ça, mais elle n'était pas là.
Le bilan après une semaine est donc la rencontre avec quatre personnes dont deux qui pourront être de bons informateurs, l'un pour la langue, l'autre pour les histoires ! J'espère pouvoir retravailler avec eux à l'avenir et en rencontrer d'autres, dont un que je vois bientôt et qui fut le chef de la marche indigène de 1990 ! J'espère collecter avec lui des bribes de cette histoire collective dont je vous ai parlé dans la présentation du village !
Sur ce, je vous laisse avec toute ces lectures et me lasse de ne point vous voir !