Le travail de linguiste de terrain, tel que je le pratique, est un travail d’investigation d’une nature très particulière. Je suis à l’autre bout du monde, dans un coin reculé d’un pays exotique, mais je n’y suis pas pour faire du tourisme, comme certain de mes derniers articles pourraient le laisser penser, ou pour ramener des colliers de graines. Non, j’y suis pour étudier une langue. Et la spécificité d’une langue c’est qu’il ne s’agit pas d’un objet concret. Je ne peux pas utiliser de pioches ou de foreuses pour déterrer des objets anciens, ni utiliser de procédés chimiques ou mécaniques complexes pour obtenir mes résultats. Non, je travaille avec des humains, au sein d’une communauté. Ce qui peut impliquer plusieurs imprévus, dont les deux que je vais vous narrer aujourd’hui. Ce sera donc un article un peu différent des autres, plus personnel (y aura même des photos de moi), mais c’est un carnet de bord, fallait vous y attendre. Il sera aussi plus long. Et il y aura des références à un film qui sort bientôt. Vous voilà prévenu.
Un anneau pour les gouverner tous
En décembre se termine l’année scolaire, et c’est l’occasion d’une nouvelle fête. D’abord une journée de l’élève, à l’école, où chaque enfant présente un objet artisanal, un dessin et un plat qu’il a préparé lui-même. Bon, souvent c’est plutôt le père qui s’occupe de l’objet et la mère du repas, mais ce fut pour moi l’occasion de rencontrer le directeur de l’école. J’ai pris plusieurs photos à la demande puis j’ai pu discuter de la transmission de la langue dans l’école. Bon, c’était rigolo.
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Voilà promotion des enfants de l'école ! Au dessus, un couple que j'aime bien. Lui n'est pas du village. |
Un peu plus tard a eu lieu la promotion des enfants, des kinders, comme ils disent ici, en bon espagnol (?). Et ensuite ont commencé les problèmes. Pour célébrer la réussite au bachilier, le diplôme de fin de scolarité, les jeunes font des grosses fêtes, organisées et financées par leurs familles et leurs parrains. Ils nomment alors des parrains pour les différents aspects de la fête : boissons, salade, gâteau, salle, anneau.
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Le gâteau à la crème qui apparaitra dans la suite de l'histoire ! |
Le voilà donc l’anneau que je vous annonçais à la fin du message précédent. Et voilà venir une jeune bachelière, fille du prof de l’école et unique élève à finir sa scolarité cette année à Ibiato. Elle vient me solliciter pour être son « padrino de anillo », parrain d’anneau. Je demande à mes hôtes qui m’expliquent. Il s’agit d’acheter une jolie bague, au moins 60 euros, pour la passer au doigt de la jeune fille le jour de la promotion. Et là, je suis mal. Je tourne le problème pendant plusieurs jours jusqu’à ce qu’un autre gars ne vienne me demander d’être le parrain de son fils, qui sortira du service militaire pour recevoir son diplôme à Trinidad en milieu de semaine. Et là encore, il me demande de lui passer la bague au doigt.
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J'sais pas vous, mais moi ça me fait flipper. |
Je me consacre à mon travail et ne voit pas vraiment comment gérer ce problème, jusqu’à ce que j’en discute avec Aurore et mes parents. Je comprends alors pourquoi ça me pose tant un problème. Ce n’est pas l’aspect financier, le gaspillage d’argent pour un truc inutile ou de passer la bague au doigt d’un homme qui m’ennuie, mais surtout la conception des rapports humains que ça implique. Être le parrain va faire d’eux mes filleuls mais surtout mes obligés, et ça me dérange profondément. C’est un engagement grave et qui va contre ma façon de voir les choses, à un niveau très profond, mais difficile à expliquer aux gens du village.
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Ça faisait longtemps que je vous avais pas montré le village ! Avec des ânes en prime ! |
Finalement je vais voir la fille pour lui dire que je ne veux pas lui passer la bague au doigt, car dans mon pays ça n’a que le sens du mariage et que ça a bien trop d’importance pour moi. Je lui propose de l’aider à acheter des livres scolaires, si elle veut. Elle me dit que ça ira si je participe comme parrain de boissons, avec mon hôte. Il l’est déjà, de sodas, et je me retrouve donc à payer pour deux caisses de bières. De l’autre côté, j’explique au père que ça m’ennuie de placer son fils dans ce rapport de domination sans avoir pu en parler avec lui avant. Il comprend et me propose lui aussi d’être parrain pour les boissons, sodas cette fois, famille évangélique oblige. Je lui passe de quoi acheter trois caisses de jus de fruits. J’hésite puis me rend finalement à Trinidad pour filmer et prendre des photos de la promotion pour les imprimer et lui offrir l’an prochain. Une sorte de complément au cadeau, qui leur coûterais des fortunes alors que ça ne vaut rien en Europe. La fête de la fille a finalement été reporté à une date ultérieure à mon départ. Je m’en suis donc sortis.
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Le jour de la clôture de l'année scolaire, remerciement à la communauté. Car je suis un peu comme un enfant chez eux. |
Et dans les ténèbres les lier
Mais c’est là qu’a commencé la seconde histoire, à Trinidad. Je suis donc retourné en ville en milieu de semaine, moyennement motivé à perdre des jours de travail. Heureusement, mon collaborateur principal, celui avec lequel le travail fonctionne le mieux, Hugo, a accepté de venir avec moi en ville, « pour travailler ». Bon, le jeune bachelier, c’est aussi son neveu, donc ça l’arrange. Nous arrivons le mercredi vers 18h et nous rendons à l’hôtel où je descends habituellement, pour prendre une chambre avec deux lits. Chance, la collègue allemande que j’avais rencontré l’an passé est là pour la soirée. Je resors cependant manger avec mon collègue, celui qui m’héberge au village et Erik, le futur bachelier. Je les abandonne après avoir réglé la note, comme toujours. J’indique que je préfère rentrer seul et Hugo me demande 5,5 euros pour payer un coup à boire à son neveu. Je lui donne sans insister, on a bien bossé plus tôt dans la journée, et je paye normalement 2,2 euros de l’heure (le double du salaire normal en Bolivie, oui, c’est un pays pauvre). Je passe une bonne soirée, lui rentre bourré vers 1h. Nuit.
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Vous avez vu comme je fais bien la nuit ! |
Lendemain : cérémonie, avec messe d’une heure horrible, défilé des 70 bacheliers et photos à foison. Ils hésitent sur l’endroit où aller manger. Je sens le coup venir d’avoir à tous les invités et je préfère aller me reposer. Hugo me rejoint à l’hôtel vers 16h et nous bossons deux heures environ. La faim au ventre, lui n’ayant pas mangé à midi et moi non plus finalement, nous sortons manger un bout et attendre la soirée-fête, qui ne commença pas avant 22h finalement. J’y revois un Siriono que je voulais voir depuis longtemps, ce qui est bien, et les gens ne boivent pas d’alcool. Ils me demandent finalement de participer à l’achat de quelques bouteilles, je file 5,5 euros, n’ayant rien de plus sur moi (à dessein). Je les abandonne alors, fatigué d’être pris pour une banque ambulante. Il est minuit. Mon collège ne rentre qu’à 6h, complétement bourré, je l’entends vaguement me parler à travers mes bouchons d’oreilles mais ne me réveille pas complétement.
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La promotion au complet. Erik est le deuxième garçon en partant d'en bas à droite. |
Le vendredi matin sera sa nuit tandis que j’en profiterai pour aller voir une ONG qui a des archives intéressantes et le musée des poissons, dont je vous ai proposé les photos. Il se lève vers midi et nous rejoignons son frère (mon hôte au village, vous suivez bien) pour manger puis partir en manif. Et oui, ici aussi, il y a des manifestations régulièrement. Cette fois pour protester contre la consultation organisée par le gouvernement à propos de la construction de route à travers le TIPNIS. Personne n’est bien au courant des raisons de se plaindre, puisque les observateurs ne rendront leurs conclusions que la semaine suivante, mais il y a forcément eut des malversations !
Je suis la manif un moment, parce que c’est rigolo, puis nous retournons bosser deux heures et demi. C’est fou, le boulot avant presque bien. On ressort prendre l’air puis il part à une réunion tandis que je retourne bosser à l’hôtel. On se retrouve pour manger, avec son frère (toujours le même) puis nous tentons de bosser une petite heure avant de tomber de sommeil, autant lui que moi.
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Cette photo date du mois dernier. Un magnifique exemple d'art urbain ! |
Le samedi se présente enfin, et avec lui le second imprévu. Mais d’abord, un agréable petit déjeuner au marché du coin, avec la découverte des guimauves locales qui s’appellent des soupirs (suspiro), amusant, non ? Après ça, il doit se rendre à une réunion politique et nous nous donnons rendez-vous pour manger. Je retourne à l’hôtel travailler, et l’attendre. J’ai écris une petite fable pour m’occuper puis j’ai reçu la visite (prévue) de mes hôtes au village, qui viennent me solliciter un prêt pour le premier mois d’hébergement l’an prochain. Je vous passe la discussion, pas très agréable.
Hugo arrive finalement vers 16h, complétement saoul. Il entre en titubant et en débitant des phrases incohérentes, un peu en espagnol-bourré un peu en siriono. Il tente de m’expliquer que l’on a cherché à le convaincre d’accepter un poste politique mais qu’il n’en veut pas. Il va prendre une douche et j’en profite pour appeler son frère à l’aide. La pluie se met à tomber. Il sort de la douche et continue à parler sans cesse de choses incohérentes, m’appelant son frère et se félicitant que je comprenne ce qu’il me dit pour la dixième fois en siriono. Il décide soudain d’aller prendre une douche. Je ressors et vois la pluie. Elle tombe à verse, détrempant la terre du patio de l’hôtel ainsi que les allées, roulant jusqu’à la rue qui n’est plus qu’une rivière, ou un lac plutôt, car immobile. Je comprends alors que je vais devoir gérer ça seul.
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Un autre jour de pluie, tranquille. |
Un bruit sourd de choc, de corps qui s’effondre. Je retourne dans la chambre et le voit sortir de la salle de bain, après quelques minutes. Du sang s’écoule de son arcade droite, rougissant son œil et filant le long de son torse jusqu’à ses pieds. Il s’est bien cassé la gueule et il pisse le sang. Il n’a pas l’air de bien le comprendre mais il a envie de prendre une douche. Je jette un œil dans la salle de bain au passage. Il a dû perdre connaissance un instant, ou peut-être qu’il a volontairement chié dans la pièce. Mêlé à l’odeur du sang, c’est horrible. Je pâlis un peu et le laisse fermer la porte. Je ressors de la chambre. Il pleut toujours des trombes d’eaux. Le frère ne peut rien faire pour m’aider.
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C'est vache, mais j'ai rien d'autre pour illustrer. Photo prise pendant le weekend de la fête du département. |
Je retourne dans la chambre lorsqu’il sort de la salle de bain. Je tâche de le convaincre de s’assoir un moment sur la cuvette des toilettes, pour qu’il ne dégueulasse pas son lit. Je ne sais pas trop quoi faire. Il me demande si j’ai appelé la police. Je lui réponds que ça serait plutôt l’hôpital qu’il faudrait appeler. Il refuse et après une ou deux longues minutes, il retourne vers le lit. Je sors de la chambre et attrape au passage le garçon de l’hôtel, pour qu’il vienne m’aider. Il me donne de la glace, m’expliquant qu’il ne servirait à rien de le mener à l’hôpital, il est alcoolisé donc ils le foutraient dans un coin en attendant que ça lui passe. Chouette. Je le force à garder la glace contre sa tête, et à rester allongé, silencieux. Je m’aide de la menace d’appeler son frère sinon, ce qui correspond à sa plus grande peur. Il a faim. Moi aussi. Il pleut toujours autant.
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Je ne vous ai pas raconté la fois où une ruche s'est installée dans ma chambre ? |
19h arrive difficilement. Je lui demande de nombreuses fois de rester immobile mais il ne fait que somnoler à moitié et ne s’endort pas. Il va finalement prendre une douche puis nous sortons manger. Au passage, je demande au garçon de l’hôtel des serviettes propres. Il me dit qu’il nettoiera le sol et la salle de bain et qu’il n’y a aucuns soucis. Ah bon…
Nous sortons sous une pluie fine, et allons manger au restaurant le plus proche. Il est toujours un peu perché mais calme. Nous commandons des cuisses de poulet mais il reçoit une aile alors il refuse d’y toucher, puisque ce n’est pas ce qu’il a commandé. Je le force à manger quand même le riz, les frites et les bouts de bananes. A la table d’à côté, j’entends deux filles parler en français. Une sorte de micro-miracle à Trinidad. C’est la première fois que ça m’arrive. Je demande alors à Hugo de rentrer seul à l’hôtel pour aller discuter avec elles. Il me dit qu’il va aller manger ailleurs, et que ça serait bien de lui passer des sous pour ça d’ailleurs. J’abandonne et lui passe de quoi foutre le camp.
Je discute alors tranquillement avec les deux filles, travaillant pour une agence non-gouvernementale qui s’intéresse à l’accès aux médias. Une discussion qui me change les idées, même si je crains que ça ne soit pas terminé une fois de retour à l’hôtel. Finalement, il aura presque décuvé à son retour et la nuit se passera tranquillement. A l’exception de son réveil surprise à une heure du mat pour me souhaiter une bonne journée en siriono.
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Photo prise durant ma fête de départ du village, mercredi soir. | |
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Une histoire éprouvante qui, combinée à la précédente, m’a vanné. Je suis retourné au village lessivé, et assez déçu par tout ça. Voir un homme d’une cinquantaine d’année dans un aussi piteux état est triste. Je reste impuissant face à un désespoir que je comprends mais auquel je ne peux rien. Car vivre avec des gens, c’est assister à des moments comme ça. Car chercher le contact et la transmission de savoir, c’est toujours obtenir beaucoup plus que ce que l’on a demandé. Car la vie est inattendue, incontrôlable, libre. Pour tout ça, j’arrive à apprécier mon boulot. Même si j’espère fortement que ces situations ne se reproduiront jamais.
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Et une photo à la con pour finir, du masque traditionnel que je me suis acheté aujourd'hui ! |