Pitch

Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

jeudi 24 septembre 2015

Connaître les limites

 Je vous propose aujourd’hui un récit d’une petite aventure qui m’est arrivée il y a une dizaine de jours. J’ai voulu l’écrire avant mais je n’ai pu trouver le temps de m’y consacrer. Voici donc un petit récit plus ancré dans le descriptif que dans l’analytique pour une fois. 
Un nouveau tour dans la jungle !
Je me réveille un vendredi matin vers 7h30 comme les autres jours et prends mon petit déjeuner avec Fernando et Layou, la famille qui m’héberge. J’ai dû tarder un peu, les enfants sont déjà partis à l’école. Ce jour-là, les agriculteurs n’étaient pas là. Deux types extérieurs au village qui se relaient pour manœuvrer un tracteur 24h chacun, du matin jusqu’au lendemain matin. Un jour sur deux ils bossent, l’autre ils dorment ou glandent. Ils occupent la chambre à côté de la mienne, la troisième étant occupée par la cuisinière d’un groupe de travailleurs qui ne sont quasiment jamais là. Je mange quelques petits pains secs de la veille avec du fromage ou de la confiture, en buvant du thé à la fleur d’hibiscus que j’ai trouvé en ville. Le corregidor de la communauté vient nous saluer puis il vient s’adresser directement à moi. Je le connais depuis la première année mais ce n’est que récemment qu’il a pris ce poste, auparavant c’était mon collègue de boulot Victor Hugo qui l’avait. C’est le père du gamin qui m’avait demandé d’être le parrain de son bac, si vous vous souvenez de cette histoire d’anneaux.
Le voici qui marche fièrement avec sa casquette rouge. A gauche de la photo, Victor Hugo.
Il m’invite à aller avec la commission qui va aller contrôler la position des marqueurs de limite du territoire indigène siriono. Un technicien de l’institut de réforme agraire est là avec son GPS et tout un groupe va aller avec lui, pour profiter du camion de la communauté. Les points litigieux sont ceux qui forment la limite avec Suiza, la ferme où j’étais déjà allé la semaine précédente. Je ne suis pas très motivé, car je sais qu’ils vont être en désaccord et que ça pourrait mal tourner. Le fermier mord sur le territoire depuis des années et il va falloir le faire déplacer ses barbelés de plusieurs mètres. J’accepte finalement d’aller avec eux et je me prépare rapidement afin d’avoir une place à l’arrière du camion.
Voici le camion, et c'est une photo que j'ai pris la semaine d'avant, en vrai.
Une fois assis dans le grand conteneur en bois du camion, je discute avec mes voisines qui me disent que tout le monde part pour passer la nuit là-bas, et que certains iront aller débusquer de la tortue pour approvisionner les autres. Je n’ai pas envie d’y rester pour la nuit et je redescends du camion pour aller discuter avec Fernando. Il me dit qu’il nous rejoindra un peu plus tard avec sa moto et qu’il pourra me ramener à la fin du jour. Layou me tend un sac avec deux pommes que j’avais acheté quelques jours avant et complétement oublié dans le frigo, ainsi qu’une autre bouteille d’eau congelée. Je remonte dans le camion, mais c’est trop tard, il n’y a plus de place assise et je me retrouve au milieu, debout, accroché à la poutre qui traverse le container en longueur. Le camion se met en route lentement, d’autres gens l’arrêtent pour monter et nous sommes finalement une bonne cinquantaine entassés à l’arrière du camion. Ma voisine m’offre un peu de place dans sa thermos pour mettre mes pommes et ma bouteille, puis me propose de m’asseoir dessus. Je m’installe de mon mieux et me prépare pour les quarante minutes de piste avec secousses et poussière. Le technicien est assis pas loin de moi et il regarde les gamins qui sont installés sur le toit de la cabine. Dès que l’on passe trop proche d’un arbre, ils sont obligés de se pencher en arrière pour éviter les branches en poussant des hurlements de peur. Nous avançons cahin-caha sur un chemin que je connais déjà et qui me semble bien long.
Une vue du ciel, parce que je n'ai pas pris de photos dans le camion.
Après une demie heure et alors que nous approchons, le temps change et le ciel se couvre. Une vieille femme répète des imprécations pour que la pluie passe plus loin et que nous arrivions secs. Nous sommes assis sur des sacs de riz et de sel, s’il pleut, tout risque d’être perdu. Je commence à réaliser que la journée ne va pas être simple. Je ramasse mon sac sous mes jambes et la pluie arrive. Rapidement un voisin sort une bâche et la tend au-dessus de nous. Elle n’est pas assez grande et couvre à peine de la cabine jusqu’à moi. De l’autre côté, une nappe en plastique sert de protection et au milieu, les gens s’activent pour tenter de protéger le riz et les couvertures prévues pour la nuit. Je me reçois un sac dans la figure mais à part ça, je m’en tire bien. Le camion s’arrête pour éviter de s’embourber et nous attendons ainsi un petit quart d’heure.
Une photo prise plus tard, mais que je mets là pour l'attente dans le camion.
La pluie cesse finalement et quelques personnes partent en avant à pied pour aller voir ce qu’il en est du chemin. C’est une marre de boue. Je comprends rapidement que je ne pourrais pas rentrer pour la nuit et que ça va être la galère pour filmer. Il est hors de question pour moi de sortir ma caméra dans un climat humide. Je la dépose dans la cabine et regarde quelques personnes s’activer pour fixer la bâche avec des lianes. Un groupe d’hommes avec des fusils se répartissent des feuilles de cocas et discutent de la zone où ils vont aller chasser. Ils sont un peu refroidis par la pluie, et l’ambiance n’est pas guillerette. Fernando arrive avec son fils ainé, il ne pleuvait pas plus loin sur le chemin et ils ont juste une tente sans son double toit. Ils ne sont pas très enthousiastes non plus. Avec la pluie vient le vent du sud et va faire froid rapidement. Je n’ai pas pris de vêtements supplémentaires et la plupart des gens non plus. Il n’est pas question cependant de retourner en arrière.
Débarquement du camion.
Les gens partis en avant reviennent et nous disent que le fermier n’avait pas été prévenu de notre venue, ce qui n’est pas sympathique quand il s’agit de le bouter hors de ses terres pour respecter la loi. Nous pouvons cependant avancer jusqu’à sa ferme. Le camion glisse sur les derniers mètres jusqu’à se bloquer contre des poteaux à l’entrée du domaine. Je vais voir le campement un moment, sous le hangar du fermier, puis revient vers la maison où ils m’invitent à entrer pour m’installer dans un hamac. Une grande pièce avec des moustiquaires et deux hamacs. Je discute avec le technicien pour faire passer mon spleen et la fatigue que je ressens à anticiper la journée d’inaction et la nuit problématique à venir. Fernando m’offre de partager une assiette de riz avec du poulet, qu’il a ramené dans son sac à mon attention. Nous mangeons moroses. Il me dit que la pluie s’arrêtera bientôt et que nous pourrons sortir, mais qu’il n’est pas question de retourner au village pour l’instant, il faut attendre que l’eau s’infiltre dans le sol.
Premier campement dans le hangar du fermier.
Alors que la journée est bien avancée, je mange une pomme et entends que les gens s’apprêtent à aller au premier point pas trop loin. Je les suis et nous marchons dans la boue en direction d’une limite qui se trouve assez proche, à ce qu’ils me disent. Il ne pleut pas et le temps n’est pas trop menaçant alors j’ai emmené ma caméra. Nous marchons un peu plus d’un kilomètre sur la piste du fermier puis dans les herbes humides jusqu’au point qu’indique le GPS. Rien à cet emplacement, pas de pylône ni de socle en ciment. Nous sommes bien dans la propriété du fermier et ses barbelés sont loin. Nous marchons ensuite vers un autre point et traversons un chemin qui rentre dans la jungle. A peine cinq cents mètres et nous nous arrêtons pour planter un bâton et marquer l’emplacement. Le technicien explique à la ronde que son dispositif a une marge de deux mètres mais que c’est bien là. Nous sommes une bonne quarantaine et je filme l’ensemble en tentant de rendre ça intéressant.
A gauche le technicien, Angel, qui m'a offert plusieurs des photos qui suivent. Avec une chemise bleue, Fernando.
L’architecte du fermier nous rejoint pour s’enquérir de l’évolution des choses. Nous sommes sur le chemin et il explique que ça lui pose un problème qu’ils marquent les points sans faire les tracés. Sauf qu’il s’agit du boulot d’un géomètre et que ça coûte bien plus cher. Ils ne le feront donc pas et ça sera au fermier de retracer les distances entre les points. Il n’est pas très content mais plutôt calme. La nuit commence à tomber mais quelques personnes souhaitent marcher le long du chemin pour voir jusqu’où le fermier est entré dans leur territoire. GPS en main, nous marchons dans la pénombre humide jusqu’à un large portail en bois fermé par un cadenas. Le GPS indique 1 100 mètres. L’espace volé par le fermier est donc de plusieurs hectares. Nous revenons vers la ferme alors que la lumière décroit rapidement.
Vêtements d'expédition et caméra haut de gamme Canon XA-20.
Une fois arrivé, Fernando me dit que personne ne prévoit de retourner au village et son fils a peur de percuter un animal sur le chemin alors il ne veut pas faire la route seul. Ils vont planter leur tente et manger du riz et des conserves de poisson. Heureusement, le fermier et sa famille m’invitent à manger à leur table des soufflés au fromage. J’écoute la discussion avec intérêt et commence à comprendre dans quoi je me suis fourré. Lors de la délimitation officielle du territoire siriono, dans les années 90, ils ont revendiqué des terres qu’ils occupaient auparavant selon leurs dires mais qui étaient déjà utilisés par le fermier, enfin par son père à l’époque. Ils ont donc placés les points à l’intérieur du terrain du fermier. Ils ont ensuite permis au fermier de continuer à utiliser ce coin de terrain car il n’est pas inondé en saison des pluies et très utile pour le bétail. Maintenant qu’ils profitent de la déforestation, ils veulent le récupérer pour pouvoir l’exploiter. Je réalise qu’en fait, ce sont peut-être eux les méchants dans l’histoire.
Je vous présente Hernan, qui enseigne la langue aux instits depuis début septembre (photo: Angel).
Le fils du fermier me prête le matelas de son fils absent ainsi que deux couvertures et m’installe dans la grande pièce ouverte. Il fait froid mais les couvertures me permettent de passer une nuit bien plus confortable que la plupart des Sirionos. Ils sont dehors, la plupart sous des moustiquaires mais avec seulement des branches de palmiers aux feuilles entrelacées en guide de tapis de sol et sans matelas. Réveil à 6h et départ de la ferme avec le camion vers un coin de forêt où ils installent un campement. Les arbres protègent du vent et la présence des feux aident à ne pas ressentir le froid matinal. Le technicien me prête une chemise qu’il avait en plus et je discute avec un voisin qui finalement m’offre un peu de bouillis de banane. A côté, ils préparent dépècent un daguet gris qu’ils ont chassés plus tôt.
Le campement dans la forêt, où ils m'ont repéré me baladant avec ma caméra.
Vers dix heures, une bonne partie du groupe se met en marche vers le portail dans le but de le détruire. Il n’est pas normal que leur territoire soit ainsi fermé. Ils détruisent le cadenas puis creusent autour des piliers pour les sortir du sol. Il leur faut bien deux heures pour extraire les piliers qui s’enfonçaient à plus d’un mètre. Je vais solliciter des explications et proposer à des gens de m’en parler pour la caméra. Je ne filme presque rien mais ils me disent que le fermier leur a demandé de le faire. Je comprendrai plus tard qu’il les a plutôt mis au défi du genre « hé, puisque vous ne voulez pas de ma porte, enlevez là vous-même ! ». Une fois fait, nous longeons la clôture barbelée puis avançons dans la jungle pour trouver le point suivant. 

Déterrage du pilier du portail.
Des arbres partout et nulle part mon collègue. J’aurai aimé que l’on puisse poursuivre l’identification des essences, mais il n’est pas intéressé pour faire ça. Je n’enregistre aucune conversation dans la langue, la plupart des trente personnes présentent ne discutent qu’en espagnol. Nous revenons ensuite vers le campement où nous découvrons que le camion ne nous a pas attendus. Nous nous mettons en marche vers la ferme et à mi-chemin le fermier vient à notre rencontre, allant s’enquérir de ce que font les petits indigènes chez lui. Il s’apprête à partir rapidement puis arrête finalement son 4x4 pour parler d’un problème qu’il a avec les Sirionos. Il leur a acheté il y a huit ans des arbres dans le but de pouvoir les utiliser plus tard et il a découvert récemment que les mêmes vendeurs avaient envoyés d’autres personnes couper ses arbres. En réponse, il a reçu le reproche de n’avoir pas payé tous les arbres achetés. Il y a surtout un gros problème de corruption et d’éthique du côté des Sirionos. Il a également demandé quel était l’animal tué qu’ils trimballaient et ils ont répondu le nom d’un autre animal qui vit dans la jungle (alors que le daguet vit dans la prairie, donc sur les terres du fermier). J’ai demandé des précisions en m’éloignant de la dispute qui commençait à dégénérer entre les Sirionos et on m’a expliqué que le fermier avait expressément demandé que l’on ne tue pas le daguet qui se promenait avec son enfant, et les chasseurs l’ont quand même chassé et n’ont pu tuer que le plus jeune. Il m’a semblé sur le coup que le fermier avait bien plus de respect pour la vie animale et pour les arbres que les Sirionos.

Promenade au milieu de la savane.
La discussion s’épuise et tout le monde reste ronchon à attendre le camion qui ne vient pas. Quelques-uns partent à sa rencontre vers la ferme tandis que d’autres disent qu’il vaudrait mieux aller voir le dernier point, sans pour autant se mettre en marche. Le technicien s’est fait prêter un cheval par un Siriono qui a une ferme non loin et quand il dit « Allons-y » et reçoit une réponse positive, il se met en marche. Les Sirionos ne bougent pas d’un pouce, les uns prétextant que deux kilomètres c’est trop loin, les autres qu’ils préfèrent attendre le camion. Je m’énerve et suis le technicien. Nous sommes les deux seuls à partir et nous discutons jusqu’à ce que finalement un petit groupe nous rejoigne. Nous devons quitter le chemin et marcher à travers les herbes hautes puis à travers une étendue brûlée. Nous ne sommes plus que sept lorsque nous arrivons à la lisière de la forêt. Elle a avancée depuis la délimitation et nous devons y entrer sur près de cinquante mètres pour trouver l’emplacement exact, où là encore il n’y a aucune marque du marquage précédent.
La fine équipe qui arriva au dernier point du territoire (manque Angel, le photographe)
Nous ressortons de la forêt et le propriétaire du cheval me propose de le monter pour le retour. Je n’ai jamais monté de cheval seul, mais je n’ose pas me défiler pour autant. Je grimpe et me remémore les conseils que m’avait donnés Audrey il y a dix ans. Je m’en sors plutôt bien et nous retournons jusqu’à la route où nous attendons le camion dans un coin d’ombre. Nous grimpons en dernier et il n’y a plus de place assise. Le technicien monte avec les enfants sur le toit de la cabine tandis que je me perds dans mes pensées, épuisé par ces longues journées d’expédition. J’ai vécu beaucoup de choses en peu d’heures, et je dois maintenant me replonger dans mes travaux avant qu’une autre obligation ne me force à quitter ma zone de confort relatif que je me suis créé petit à petit à Ibiato. Je n’ai pas l’impression d’avoir été courageux ou particulièrement aventurier dans cette histoire, j’ai seulement accepté de suivre et fait preuve de volonté quand c’était nécessaire. Je n’ai même pas eu à manger de foie de tortue cette fois, ce n’étais qu’une petite péripétie finalement. 

Et la photo souvenir sur le cheval !
La prochaine aventure sera moins exotique sans doute, mais tout aussi périlleuse puisqu'elle portera sur la réalisation du dictionnaire ! La suite, au prochain épisode ! Tatatadamtada.

mercredi 9 septembre 2015

Influences et mondialisation

Ces derniers jours, j’ai lu un livre écrit par le missionnaire Perry Priest, qui a vécu trente ans en Bolivie, a traduit le nouveau testament en siriono et a été directeur de l’institut missionnaire de Tomi Chucua, en Bolivie. Son récit a résonné pour moi avec une réflexion que m’a faite Aurore il y a peu à propos de la mondialisation et de ma participation dans celle-ci. Ce sera donc le thème de ce message, avec pour l’accompagner, des photos d’une sortie à la rivière pour débusquer des tortues.
La rivière Cocharca, à l'est du territoire Siriono.

J’étais déjà allé à une sortie à la rivière il y a deux ans mais je n’avais pas pris beaucoup de photos. Cette fois, j’ai filmé et pris des photos en même temps, pour mieux documenter et pouvoir vous proposer quelques jolies images. Nous sommes partis avec le camion du village, et nous sommes restés toute l’après-midi alors j’ai pu me balader autour de la rivière. Habituellement, ils y restent pour la nuit, mais plusieurs personnes n’y tenaient pas et moi non plus à vrai dire.

Il faut traverser la propriété Suiza (Suisse), où il y a une laiterie qui fait du fromage. Étonnant, non ?
Pour débusquer des tortues, les Siriono entrent dans l’eau jusqu’à la taille et marchent jusqu’à poser le pied sur une tortue. Là, ils plongent et la ressortent fièrement. Ensuite, ils mettent les tortues dans des gros sacs en toiles plastiques et ils les ramènent au camp. Les femmes qui sont restées ont préparées du feu et pèlent du manioc. Ils jettent les tortues vivantes dans le feu et les maintiennent avec un bâton jusqu’à ce qu’elles arrêtent de bouger. C’est brutal, insensible et désagréable. Je ne vous montrerai pas les photos que j’ai prises de cette opération.

La rivière n'est pas profonde, et boueuse. Elle est remplie de poissons, tortues, reptiles et capybaras.
Les tortues sont ensuite ouvertes à la machette puis mangées avec du riz et du manioc. J’avais refusé de goûter la dernière fois, mais cette fois, j’ai tenté. Je trouve la pratique dégoutante et ne supporte pas ce qu’ils font, mais je ne me sens pas le droit de leur imposer de changer leur façon de vivre avec mon point de vue extérieur. Nous agissons d’une manière peu différente avec les crabes que l’on conserve vivant dans les supermarchés pour ensuite les faire bouillir sans les avoir tué préalablement. Nous mangeons aussi des huitres vivantes. C’est une pratique traditionnelle et de toute façon, je préfère ne pas leur donner mon avis là-dessus.

Une partie des pêcheurs, avec un canoé emprunté à la propriété. Ils espèrent marcher sur des tortues.
Il en est de même pour bien des aspects de leur vie, et j’ai déjà eu l’occasion d’en parler ces dernières années. Je viens pour observer et étudier leur langue, pas pour investir leur vie. Ma démarche est à l’opposé de celle des missionnaires et bien distincte de celle des ONG. Les missionnaires viennent révéler la vérité à des êtres qui ne l’ont malheureusement pas connue jusque-là. Ils viennent directement pour changer leur culture, leur mode de vie et leur société dans son ensemble. Une partie de ceux qui sont venus en Bolivie l’ont fait avec l’idée de traduire leur vérité dans la langue des indigènes, afin de leur rendre mieux accessible. Si l’on peut penser dans un premier temps qu’ils cherchaient ainsi à moins modifier leur culture, c’est en fait bien l’idée contraire qui a dirigé leurs actes.
Voyons ça de plus près.
En sélectionnant deux ou trois personnes qui vont travailler avec eux pour traduire la Bible, ils créent des fervents croyants qui découvrent chaque jour la vérité et vont les aider dans leur mission transformatrice. Les missionnaires utilisent la langue et la traduction comme médium pour la conversion. Par un travail de traduction utilisant de nombreux concepts inexistants dans la réalité des gens, ils créent une nouvelle langue, et amplifient la distance entre la vie quotidienne et la langue écrite. L’alphabétisation passe par l’apprentissage de ce nouveau vocabulaire, de cette nouvelle langue qui est présentée comme étant la leur.

Je laisse donc la pêche pour parler du sujet du jour : les fleurs ! Ah non, mince, rien à voir !
Mon travail d’enregistrement de leurs paroles sans orientation thématique puis d’étude et de compilation de vocabulaire se fait à partir de leurs paroles et non à partir de la mienne. Il est intéressant de penser à ce moment-là que le linguiste coupable de la méthode d’analyse cryptique utilisée par Priest pour décrire la langue siriono, la tagmémique, est aussi celui qui a développé l’opposition entre approche étique et approche émique. D’un côté l’apposition de nos catégories mentales et sociales sur leurs réalités et de l’autre la recherche de leurs catégorisations du réel et conceptions sociales. Il est bien sûr difficile de se départir complétement de nos préconceptions et de nos logiques d’analyses pour embrasser les leurs, mais considérer d’emblée que l’on est possesseur de la vérité et que l’on vient leur transmettre la bonne parole me paraît le meilleur moyen de ne jamais réussir à comprendre leurs réalités.
Une fleur dans un étang.
Je mentionnais plus haut les ONG, et je vais intégrer dans mon propos tous les projets de développement économique et d’investissement. En général, ces projets sont pensés pour aider des gens à développer leur économie afin d’avoir accès à davantage de biens et à s’intégrer dans la vie économique de leur région. Le but est presque toujours de permettre à la mondialisation de s’étendre à des populations qui n’y participent pas encore. Les Siriono vivaient dans une société de subsistance et toutes les forces extérieures tentent de les pousser vers une société d’investissement. Toutes ? Non, je ne me place pas dans cette dynamique.
Une libellule qui m'a laissé l'approcher très près !
Je ne viens pas pour développer leur économie. Je ne cherche pas à les convaincre d’économiser ou d’investir, et ne créé pas de valeur marchande. Je développe au contraire les valeurs du don et de l’échange de services. J’offre mon aide autant que possible, refusant cependant d’être une banque de prêt à ceux qui me le demande. Ce que je produis, c’est pour l’offrir et non pour le vendre, bien que je sois conscient qu’il me sera impossible d’empêcher certains d’entre eux d’en faire commerce par la suite. S’ils veulent vendre leur dictionnaire à des visiteurs de passage, je ne m’y opposerai pas. S’ils l’offrent en échange d’une soirée de conversation et d’échange, c’est encore mieux, mais très peu peuvent se permettre aujourd’hui d’imprimer une centaine de pages et de les offrir gratuitement.

Une cigogne maguari.
Quand Aurore m’a écrit récemment que mon travail participait de la mondialisation, je me suis senti blessé, car je cherche au contraire à limiter les efforts des autres pour amener la mondialisation dans ce village. Je cherche à intervenir le moins possible dans leur gestion politique et sociale, ne promouvant aucun système de pensée ou système économique. J’apporte néanmoins une valeur étrangère qui vient affecter leur société, c’est la valeur donnée à la langue vernaculaire. Une langue n’a en soit aucune valeur pour les gens, elle sert à communiqué et c’est tout. On peut volontairement la valoriser par la création poétique ou artistique mais son existence première répond à un besoin de communiquer.
Un caracara à tête jaune.
L’économie linguistique vient bouleverser ça lorsqu’il y a plus d’une langue en présence. C’est presque toujours le cas et les situations monolingues sont des exceptions, et donc l’absence de valeur pour une langue est un cas rare. C’était pourtant le cas pour les Siriono jusqu’à leur installation à Ibiato, il y a presque un siècle. Dès lors, la présence de l’espagnol a été bien plus importante et les deux langues sont entrées en conflit. Elles auraient pu continuer à être utilisées toutes deux en parallèle, répondant à des besoins différents de communication, mais les missionnaires qui ont fondé ce village avaient un but « civilisationnel » et souhaitaient que les indigènes entrent dans la société par l’apprentissage de l’espagnol. La langue coloniale avait intrinsèquement une valeur positive, tandis que la langue maternelle était le symbole de la vie sauvage à éliminer. Malgré les efforts orientés des missionnaires Priest, tenant d’une seconde vague si l’on peut dire, la langue espagnole a été plus que privilégiée et la langue siriono amoindrie au fil du temps. Vouloir aujourd’hui redonner de l’importance à leur langue vient donc à contrecourant d’une tendance forte qui est née d’une situation nouvelle qui ne correspond pas aux valeurs traditionnelles. Si je viens altérer quelque chose dans leur société, c’est une valeur étrangère.
D'autres cigognes, je crois.
Avoir une influence dans le jeu de l’économie linguistique fait-il de moins un héraut de la mondialisation ? Permettre à un groupe humain d’avoir le choix de conserver ou non un peu de leur identité face à l'uniformisation progressive du monde n’est pas leur imposer ce choix. Peut-être vont-ils conserver l’idée que l’espagnol suffit comme langue de communication, peut-être vont-ils vouloir maintenir une deuxième langue de communication, ou peut-être que les avis resteront mitigés, selon les familles et selon les opinions diverses. Je n’ai pas l’impression d’avoir révélé une vérité et d’avoir des fidèles qui iront prêcher mes idées et ma vision du monde aux autres. Rare sont ceux qui ont compris ma vision du monde et plus d’un serait effaré s’il pouvait lire ce que j’écris sur ce carnet de bord.
Coucher de soleil dans la pampa.
J’ai l’impression que je pourrai faire mieux, lutter davantage contre la mondialisation à mon échelle, mais chaque pas me paraît risqué et la moindre intervention me paraît négative. Je préfère m’en tenir à mon rôle d’observateur et refuser de les guider vers une vie meilleure. Je n’ai aucune idée de ce qu’est une vie meilleure de toute façon, que ce soit pour eux ou pour moi. Des idées à ce propos ? Des propositions ?